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Familie

Milo Rau ( Mise en scène )


: Entretien avec Milo Rau

Interview : Carmen Hornbostel | Traduction : Helen White et Armelle Chrétien

Familie raconte l’histoire du suicide collectif d’une famille et de leur dernière soirée passée ensemble. La famille n’incarne-t-elle pas la vie, et l’espoir que la vie continue ?


Milo Rau : Oui, effectivement. Je suis père de deux filles, et je crois que l’on trouve dans la famille quelque chose que l’on ne trouve nulle part ailleurs : une sorte de patrie, voire de sens. Devenir parent, émotionnellement, c’est comme un retour au foyer après un long exil. C’est la raison même pour laquelle chaque famille est aussi le lieu de nombreuses déceptions : les enfants finissent par grandir et par quitter le foyer. Ou alors – et il s’agit bien sûr de l’un des problèmes rencontrés par la famille dans la pièce, les deux parents étant des acteurs à succès – les parents n’ont pas suffisamment de temps à consacrer à leurs enfants et se le reprochent lorsqu’il est déjà trop tard.


Tolstoï écrit : « Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse est malheureuse à sa manière. » La pièce est inspirée d’une histoire vraie : celle de la famille Demeester, à Calais. Pourquoi avoir choisi cette affaire particulièrement mystérieuse ?


M.R. : Nous nous sommes intéressés à beaucoup d’histoires. Elles s’articulent en général autour d’une séparation, suivie d’une dépression et de toutes sortes de désillusions. À la fin, l’un des parents assassine les enfants dans un acte de vengeance ou dans une sorte d’altruisme mal dirigé. En réalité, toutes ces tragédies familiales se ressemblent : on trouve toujours une explication psychologique, susceptible d’être rejouée sur scène. Mais nous étions attirés par l’inexplicable, par la force de ce « pourquoi ? ». Aucun des membres de la famille Demeester n’avait de problèmes psychiatriques ou financiers, aucun d’entre eux ne souffrait d’une maladie ou ne prenait de drogues ; il n’y avait pas de séparation ou de désir de vengeance. Un soir, ces quatre individus ont tout simplement décidé de mettre fin à leurs jours. Ils ont rédigé une lettre de suicide d’un laconisme absolu : « On a trop déconné. » Puis, les parents et les deux enfants se sont pendus dans la véranda. Le mystère est total.


Pour la pièce, vous avez travaillé avec la famille Peeters-Miller : un célèbre couple de comédiens belges et leurs deux adolescentes. Que représente cette famille ? Est-elle caractéristique de quelque chose ?


M.R. : C’est la famille idéale pour ce que nous faisons. Les Peeters-Miller sont globalement aussi heureux qu’une famille moyenne, ils sont confrontés aux mêmes problèmes que nous connaissons tous. Les parents sont issus de la classe moyenne, avec de bonnes situations d’acteurs pour la télévision et le théâtre, les filles fréquentent une bonne école. Ils sont confrontés aux conflits habituels dans leurs rôles respectifs de mère, de père et de fille. C’est précisément parce que l’affaire de la famille Demeester est reflétée dans une famille à laquelle la plupart des spectateurs peuvent probablement s’identifier que nous pouvons éviter le sensationnel en explorant les conflits entre le désir d’indépendance et la peur de la solitude, entre l’émancipation et la dépendance envers les autres. Après tout, mes pièces s’inscrivent toutes dans une certaine normalité : dans la Trilogie européenne, je retrace l’histoire de la violence en Europe du point de vue de citoyens européens lambda, et dans Five Easy Pieces, on suit l’affaire Dutroux à travers le regard d’enfants belges. Familie fonctionne de la même manière. Les membres d’une famille foncièrement normale nous parlent d’eux-mêmes, et nous assistons à leur dernière soirée. Il me semble que la famille Peeters-Miller est caractéristique de la classe moyenne actuelle en Europe de l’ouest. Autrement dit, elle vit avec les mêmes contradictions que nous éprouvons tous.


Qu’entendez-vous concrètement par là ?


M.R. : Ils ont deux voitures et une grande maison, ils consomment trop, voyagent trop, vivent aux dépens des générations futures et évidemment aux dépens du tiers monde. Ils s’aiment, mais sont souvent incapables d’exprimer leur amour comme ils le souhaiteraient. Le quotidien de deux acteurs vedettes est trop chargé, par exemple, raison pour laquelle les filles vivent en pension.


Les adolescentes posent toutes les questions que posent inévitablement les adolescents : ai-je envie de vivre comme mes parents ? Que suis-je censée faire de ma vie ? D’ailleurs, pourquoi vivons-nous ? Les jeunes gens à cet âge sont évidemment très préoccupés par les questions existentielles, ils sont pleins de doutes et en même temps d’assurance, ce qui est aussi l’une des raisons pour lesquelles la pièce est davantage axée sur les filles que sur les parents. Après tout, les jeunes vivent et pensent comme s’ils étaient à la fois les premiers et les derniers hommes sur terre, ce qui est très intéressant. Pourtant, comme pour les Demeester, en dépit de leurs doutes et de leurs déceptions, il n’existe aucune raison impérieuse qui les pousse au suicide. Rien que ce sentiment existentiel que quelque chose est en train de leur échapper, qu’ils n’ont pas vécu et ne vivent pas comme ils se l’étaient imaginé. Bien sûr, il ne s’agit pas « seulement » des Peeters-Miller ou des Demeester ; il s’agit aussi de l’affect fondamental de notre époque : l’idée que nous avons « trop déconné » en tant qu’espèce, que nous n’avons pas vécu comme nous aurions dû. Aussi, dans une certaine mesure, la famille Peeters-Miller est-elle la famille idéale pour incarner cette suicidarité métaphysique de la civilisation occidentale. Si cette famille, avec ses petits problèmes – en réalité une famille comblée – a pu se suicider, tout le monde devrait faire de même.


La saison passée, vous avez mis en scène Oreste à Mossoul, œuvre dans laquelle vous exploriez l’enchaînement continu de la vengeance dans un contexte global, installant la pièce dans l’ancienne capitale du califat de Daech. Vous avez ensuite créé Le Nouvel Evangile, un film sur la passion du Christ pour lequel vous avez travaillé avec des réfugiés dans le sud de l’Italie. Cet automne, vous mettez en scène l’Antigone de Sophocle dans l’Amazonie brésilienne en collaboration avec le mouvement des sans-terre et des activistes indigènes. Il s’agit à chaque fois de projets politiques de très grande envergure. Dans chacun des trois, vous soulignez les disparités à l’œuvre dans notre monde. Pourquoi avoir voulu créer une pièce intimiste sur une famille de la classe moyenne occidentale, normale et heureuse ?


M.R. : C’est dans le cadre des grands textes de l’Antiquité avec lesquels je travaille – Eschyle, Sophocle, le Nouveau testament – que l’analyse de la classe moyenne occidentale prend pour moi son sens. « La terre est profanée par ses habitants, dit la Bible. Ses habitants en subissent la peine. » Il peut paraître étrange de tourner un film militant sur Jésus en Italie avec des réfugiés et des esclaves modernes, ou de mettre en scène Antigone au milieu d’une Amazonie à feu et à sang tout en travaillant sur un « essai théâtral » à plus petite échelle. Pourtant, je me suis aperçu que toutes allaient de pair : les grandes et les petites histoires, la vie privée et la politique à grande échelle. Après tout, si ces réfugiés et ces ouvriers agricoles sont devenus des esclaves, c’est parce que nous consommons et que nous vivons comme nous le faisons. Et cela ne nous rend même pas heureux.


Sur le plan statistique, la population mondiale augmente de 2,5 personnes par seconde. Nous ignorons encore comment nous allons pouvoir satisfaire les besoins élémentaires de cette humanité, traiter ses déchets et réduire son emprunte carbone. Peut-on encore justifier le fait d’avoir des enfants ? Pouvons-nous encore nous en sortir, ou la situation est-elle sans espoir ?


M.R. : L’antinatalisme serait bien sûr l’issue la plus simple : si l’humanité venait à disparaître, la planète serait délivrée de ses problèmes. Il me semble que la présente génération d’enfants et d’adolescents est la première à grandir avec cette idée selon laquelle chaque être humain est de trop et selon laquelle l’avenir sera non pas meilleur, mais pire. C’est ce qu’on retrouve dans la pièce : ce sont les filles Peeters qui sont les narratrices. Les adolescents n’ont de cesse de s’interroger sur le sens de la vie. Ils sont à mi-chemin entre l’enfance et l’âge adulte, à un âge où l’on perd sa patrie familiale sans avoir encore trouvé un nouvel espace à soi. En même temps, les leçons du passé ne sont plus d’aucune aide.


C’est une chose de s’interroger sur le sens de la vie. C’en est une autre pour une famille d’en parler sur scène à la lumière d’une affaire qui s’est terminée dans un suicide collectif. Pourquoi avoir choisi une famille « réelle » pour jouer cette pièce, une famille aussi célèbre et heureuse qui plus est ?


M.R. : Concert à la carte, de Franz Xaver Kroetz – une pièce du début des années 1970 dans laquelle une secrétaire vivant dans la solitude met fin à ses jours –, constitue le point de départ d’un genre qui s’intéresse à des gens déprimés, souvent issus d’une minorité, qui se suicident chez eux. Je voulais mettre en scène une pièce qui s’emparerai de cette idée pour la porter plus loin, à la fois philosophiquement et formellement. Cela impliquait de travailler avec des gens dont la performance scénique est profondément ancrée dans leur vie. Pour la famille Peeters-Miller, il s’agit d’un geste incroyablement courageux pour lequel j’ai beaucoup d’admiration. Mais Familie est aussi d’une grande radicalité formelle : nous assistons à des gens qui mangent, prennent une douche, apprennent l’anglais et regardent des films. Nous les regardons parler de choses ordinaires, téléphoner, écouter de la musique, faire du rangement, et ainsi de suite. En un sens, c’est En attendant Godot, sans la bouffonnerie existentielle et les hautes idées philosophiques : tout se joue dans la banalité bourgeoise de notre époque. Ce qui nous intéressait était de représenter cet esprit nihiliste, mélancolique, voire suicidaire de notre époque de façon quasi- ethnologique, comme de derrière une vitre.


Vous avez souvent travaillé avec des distributions mixtes composées à la fois d’acteurs professionnels et d’amateurs, mais c’est la première fois que vous travaillez avec une famille. En quoi cela a-t-il été une expérience particulière pour vous ? Au cours des répétitions, parveniez-vous à vous détacher de votre propre vécu familial ou ces expériences vous ont-elles aidé ?


M.R. : J’ai vraiment beaucoup appris. En tant que metteur en scène, on s’exprime à travers d’autres personnes et, comme je l’ai dit, la famille Peeters-Miller ressemble beaucoup à la mienne, sinon que les membres en sont un peu plus âgés. Par conséquent, ce travail m’a permis d’avoir une sorte d’aperçu de l’avenir immédiat : ce qu’il arrive à une famille lorsque les enfants atteignent la puberté, comment on commence à se dire au revoir, mais si l’on est liés pour la vie. Familie est par ailleurs une pièce sur la bourgeoisie artistique dans son ensemble, une sorte de commentaire social sur notre époque d’impuissance dans laquelle les recettes du progrès, de la réussite et du capitalisme ont atteint une impasse. La pièce est aussi traversée par les grandes questions : pourquoi sommes-nous ici, en tant qu’espèce humaine ? Pourquoi nous cramponnons-nous ainsi à la vie, alors que nous allons inévitablement vieillir et mourir, alors que nous sommes clairement le problème et non la solution ? En ce sens, Familie est aussi une pièce sur le fait de poursuivre en dépit de tout : Vivons, faisons de ce monde merveilleux notre maison, ensemble et malgré tout !


  • Interview : Carmen Hornbostel | Traduction : Helen White et Armelle Chrétien
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