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: Note d'intention dramaturgique

par Franck Laroze

L’espace : une espèce en voie de disparition ou de prolifération ?


"Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie" : cette pensée de Blaise Pascal (Pensées, n° 206) résume à elle seule le fondement anthropologique de notre rapport à l’espace. Quoi de plus anodin en apparence que l’espace alentour, familier, et quoi de plus angoissant que l’immensité des espaces inconnus ? Pour combler l’écart entre l’intimité du foyer originel et la béance du ciel, l’humain a longtemps peuplé le second de dieux supposés veiller sur le premier. Puis cela n’a plus suffit, et il a bien fallu partir à la conquête de tous les espaces, réels ou imaginaires : de soi-même en somme, avant de – tel Ulysse – revenir se plonger dans son immensité intime pour y entendre résonner d’autres « musiques des sphères » ou, du moins, retrouver son simple « Être-là » (« Dasein », Martin Heidegger, Sein und Zeit). L’histoire de notre rapport à l’espace, nous enseignent les sciences neurocognitives, ne serait donc rien d’autre que l’histoire du développement de notre conscience (Julian Jaynes, The origin of consciousness in the breakdown of the bicameral mind).


Or, qu’en est-il aujourd’hui de notre rapport à l’espace, et que peut en dire le théâtre qui est déjà, en soi, un art de l’organisation sensible d’un espace donné ? Aujourd’hui que tout l’espace de notre planète a été investi, cartographié, que le cerveau humain demeure la dernière terra incognita à « conquérir » et que le seul mot d’ « espace » nous fait davantage instinctivement penser à celui qui se trouve au-dessus de nos têtes que sous nos pieds ? Et alors même que les savoirs scientifiques nous enseignent qu’il n’existe plus d’espaces que « circonscrits numériquement » par des appareils de mesure de plus en plus perfectionnés (Paul Virilio, L’espace critique), que l’œil même de l’observateur est ce qui « crée » ces espaces qui, psychologiquement, peuvent être ramenés à de simples (re)constructions mentales, l’interface des écrans et des divers médias ayant progressivement instauré une sorte d’ « ubiquité » numérique virtuelle brouillant tous nos repères traditionnels et contribuant à faire de « là-bas » le miroir de l’« ici » ? L’espace serait-il une espèce en voie de disparition ? Dès lors, comment se sentir encore appartenir à tel ou tel « espace » et, plus prosaïquement, comment vivre en appréhendant la multiplicité des espaces que nous avons à traverser au cours d’une existence, sachant que nous arpenterons aussi des espaces communs différemment perçus par autrui ? Ou l’espace ne serait-il pas plutôt une espèce en voie de prolifération, engendré par la multiplication des espaces imaginaires œuvrant à les concevoir, « neuronalement connectés », les croisant, les superposant, les coupant ou les amalgamant : de l’insondable du réel, l’espace se serait-il donc démultiplié en « espaces » par l’exponentiel du virtuel ?


Afin d’explorer cette problématique paradoxale, Georges Gagneré m’a proposé une sorte de contrainte oulipienne d’en passer par les textes d’autres auteurs. Juste contrainte, tant une seule écriture ne saurait suffire à rendre compte de tous les types de rapports aux espaces. Et accorder plusieurs voix est aussi une sorte d’écriture qui se prête particulièrement à cet autre exercice qui sera de réécrire la trame du montage au fil de la fusion avec les autres arts et technologies convoqués sur le plateau : une autre forme d’écriture scénique, pour un autre espace scénique.


Aussi, en vue d’esquisser une sorte de « voyage fractal » au cœur de ces questions, nous sommes-nous tournés vers nombre d’auteurs, chacun au(x) voie(s)/voix singulières, tous tissant une sorte de beauté collective à l’étrangeté radicale. Pour les faire dialoguer « à distance », nous avons envisagé un premier montage textuel qui sera ensuite, lors des phases de répétition avec toute l’équipe artistico-technique, dé/re-structuré par la magie des outils numériques convoqués sur le plateau afin de rendre plus sensible ce que les mots eux-mêmes ne parviennent que très difficilement à évoquer.


Dans Espèces d'espaces de Georges PEREC et les divers recueils d'henri MICHAUX choisis, ces derniers brisent le flux de la pensée ordinaire, traquent l’étrangeté là où le sens commun l’a oubliée : l’espace, les espaces qui nous entourent, du plus prosaïque au plus cosmologique, d’un lit aux galaxies, de la ville au centre de la terre. Les énumérations de Perec et les formes oniriques de Michaux font vaciller les formes stables, nous mènent, par un parcours ironique mêlé de tendresse, vers l’indétermination toujours plus grande des espaces et des formes.


D’autres auteurs nous ont ensuite aidé à esquisser notre parcours ; non à le préciser, mais à en accroître encore le nombre des « facettes spatiales » : Philippe BOISNARD nous entraîne dans les spirales d’un monde où les réflexes anthropologiques se sont transmués en un vaste réseau neuronal, Jérémy BENTHAM – le « juriste humanitaire » - nous plonge dans la description d’un « espace sécurisé » où « tout voir sans être vu » sonne aujourd’hui d’une façon prémonitoire, puis Blaise CENDRARS nous ramène à la fulgurance d’un « espace absolu » subitement dévoilé, dont l’apesanteur nous ramène aussi à celle de l’espace utérin, et Xavier DE MAISTRE nous lance des clins d’œil moqueurs d’une époque où, déjà, il n’était pas besoin des outils technologiques pour se cantonner à l’« egosphère » (P. Sloterdijk, Écumes – « Sphères III ») d’une chambre ouvrant sur d’autres mondes imaginaires, d’autres espaces sensibles à investir virtuellement par la pensée.


Espaces indicibles, ou comment ouvrir collectivement des portes sur l’étrangeté radicale de ce qui nous semble le plus évident ; le(s) vide(s) dans le(s)quel(s) nous cherchons à inscrire la plénitude de nos existences ? Les dire ne suffira pas : il s’agira de les montrer, voire de les faire entendre, pour les faire vraiment ressentir.

Franck Laroze

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