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Ennemi public

mise en scène Thierry Roisin

: Entretien avec Thierry Roisin

Propos recueillis par Olivia Burton

Quelle place tient Ennemi public dans votre parcours artistique ?


En fait, c’est un intrus ! Ce n’était absolument pas prévu ! Après La Grenouille et l’architecte, je voulais travailler sur Iphigénie en Tauride, une pièce de Goethe peu jouée, qui parle de l’absence, de fatalité et de pardon. Le théâtre parisien qui devait accueillir le spectacle a soudain changé d’avis. L’oeuvre étant trop peu connue pour envisager des perspectives de tournée sans jouer à Paris, j’ai dû abandonner.
Pendant le travail de préparation de La Grenouille et l’architecte, nous avions souvent parlé d’Un Ennemi du peuple d’Ibsen, qui est une des pièces les plus brûlantes sur le lien entre politique et intérêt économique, bien qu’écrite en 1882 ! Je l’ai relue et très vite la décision s’est prise. Habituellement, dans le choix des pièces, j’aime bien aborder un matériau très différent du précédent, façon pour moi de me mettre au défi, en déséquilibre… Et cette fois, même si le questionnement sur la démocratie faisait lien, la forme n’avait vraiment rien à voir : l’écriture dramatique est solide, et Ibsen évidemment un immense dramaturge !
Ce balancement entre littérature théâtrale et écriture de plateau me permet de choisir à chaque fois des angles nouveaux, mais aussi de nourrir un sentiment d’insatisfaction. Quand je travaille sur une pièce écrite, je me sens souvent contraint dans une dramaturgie établie et quand je pars d’un matériau a priori non théâtral, je me dis, une bonne pièce, c’est quand même génial !


C’est une pièce relativement peu jouée. Pourquoi selon vous ?


Elle est très déconcertante. C’est une comédie, au moins jusqu’à la fi n de l’acte III et cela ne correspond pas vraiment à l’idée qu’on se fait du théâtre d’Ibsen.
C’est aussi une pièce politique, dont il faut réadapter et couper certains passages, notamment l’acte IV qui est très long et développe des idées aujourd’hui inaudibles. Après des succès à répétition lors de sa création à Paris à la fi n du XIXe siècle, et Jusque dans l’entre-deux-guerres, elle n’a presque plus jamais été montée. Après 1945, dans des pays en reconstruction politique et économique, les interrogations autour de la démocratie n’étaient pas au centre des débats. Ces dernières années, il y eut une adaptation des TG Stan en 1995 et une mise en scène de Claude Stratz en 1998.
C’est un mystère pour moi qu’elle ne soit pas plus jouée aujourd’hui, car peu de pièces posent en des termes aussi justes une question à laquelle nous sommes tous confrontés, dans nos actions ou nos jugements : devons-nous les fonder sur un idéal ou sur une analyse objective des possibles ? Si la pièce tient une place à part dans l’oeuvre d’Ibsen, je crois qu’on retrouve chez les principaux protagonistes, ce désir immense d’une vie pleinement réussie et surtout cette tension terrible et contradictoire entre la vie et la morale. Contradiction qui, ici a des résonnances très actuelles.


En quoi vous a-t-elle semblé actuelle ?


D’abord, la question de la prédominance de l’économique sur toute autre considération est sans doute la plus déterminante dans le malaise de nos sociétés. C’est avant tout pour une histoire d’argent que Peter Stockmann, maire de la ville, va refuser d’effectuer les travaux qui mettent en danger la santé des curistes et donc l’économie locale. Les scandales qui mettent en jeu la santé publique sont parmi les plus révoltants car ils frappent sans distinction les plus innocents. L’affaire du sang contaminé, de la « vache folle » ou plus récemment du Médiator en sont quelques exemples et qui tendent à se multiplier. Les interrogations autour des dangers d’une alimentation peu coûteuse et de mauvaise qualité ou de l’énergie nucléaire sont également étroitement liées à cette question. Ensuite, et c’est là sans doute le plus grand intérêt de la pièce, la contradiction entre idéal de vérité et réalisme politique est exposée en des termes finement complexes. Penchant pour un idéal qui menace de virer au fanatisme d’un côté, tendance à un réalisme déshumanisant de l’autre, ce tiraillement est aujourd’hui au coeur de nombreux débats…


Après La Grenouille et l’architecte qui plongeait dans le travail des élus et d’une certaine façon le réhabilitait, Ennemi public attaque avec virulence les fondements mêmes de la démocratie. Ces choix consécutifs prennent-ils leur source dans une même préoccupation ?


Dire que notre démocratie est en panne aujourd’hui n’est pas un scoop : de moins en moins de citoyens vont voter, le résultat du référendum sur la Constitution européenne a été nié par les gouvernants sans que cela suscite beaucoup de réactions… Alors, que le théâtre s’empare, avec ses moyens, de cette question, cela me semble nécessaire.
C’est vrai, la critique de certains fondements de la démocratie y est violente, notamment dans l’acte IV, où d’ailleurs Ibsen parle derrière les mots de Tomas Stockmann. C’est un texte complexe, qui tient tout à la fois de la critique radicale et de l’appel à une démocratie renouvelée, éclairée, lucide. Tomas Stockmann y tient des propos dangereux pour la démocratie, c’est une évidence : « Dans notre espèce il y a un fossé énorme entre les gens bien éduqués et intelligents et la masse des autres qui sont nuls et sans talent. »
Cette vision mène clairement à la négation de la notion d’égalité des hommes que la démocratie, avec courage, continue de transmettre. Et porte en elle, les germes de la tyrannie. Mais Stockmann est un personnage de théâtre, un homme de passion, qui se développe dans une fiction. Or, quelle est la situation ? Après avoir reçu le soutien intéressé de la fameuse « majorité compacte » celle-ci retourne sa veste, là encore par pur intérêt, politique et économique. Tomas Stockmann n’est pas un politique, c’est un médecin qui défend bec et ongle une logique scientifique. Si l’eau est polluée, il est impossible de ne pas agir vite, la vie des gens est en danger. Or, Tomas se retrouve triplement humilié : comme médecin, puisque ce qu’il sait être la vérité scientifique pour laquelle il est prêt à donner sa vie n’est pas prise au sérieux, comme frère, puisque l’estime qu’il pouvait avoir pour son frère aîné ne peut qu’être anéantie et laisser place à une rancoeur impardonnable devant le comportement mafi eux de Peter, et comme ami, puisque tous ceux qui, comme Hovstad lui ont témoigné leur fi délité, se retournent maintenant contre lui, sans la moindre gêne, quoiqu’ils en disent. C’est donc un homme au sommet de l’humiliation qui se présente devant nous à l’acte IV.
Que produit alors l’humiliation, renforcée sur l’instant par l’habile complot des amis du maire qui consiste à l’empêcher, à tout prix, de parler ? Elle conduit d’abord au désir de ne pas plier et ensuite, on le verra, de se révolter, dans la haine. Hitler serait-il arrivé au pouvoir s’il n’y avait pas eu le traité de Versailles ? Israël se comporterait-il comme il le fait avec les Palestiniens si le peuple juif n’avait pas subi la Shoah après des siècles d’exclusions et de pogroms ?
Le sentiment d’humiliation conduit Stockmann à des propos psychologiquement explicables mais politiquement indéfendables : d’abord à des constats définitifs, sans nuance, propres à l’exalté. Condamnant le mensonge dans lequel toute la communauté s’embourbe, il en arrive à l’idée que « la masse a toujours tort ».
Conclusion : seule la minorité éclairée et à cet instant opprimée est un ferment d’avenir. Comment ne pas penser aujourd’hui, aux apports essentiels de ces «minorités » à l’histoire de la démocratie : la loi Veil en 1976, l’abolition de la peine de mort en 1981 ou plus récemment les propositions venant de l’écologie ou d’Attac qui bousculent et renouvellent le socle de la gauche classique ?


N’est-ce pas là un discours aristocratique, qui n’est pas très éloigné de celui de Platon dans La République ?


Oui et non. Stockmann met ensuite en parallèle l’humanité et l’animalité, avec ses races distinguées et ses races bâtardes. Et là ça se corse ! On sait ce que ce point de départ a ensuite engendré comme horreurs, mais il faut écouter attentivement son propos : Stockmann insiste rapidement sur la valeur éducative, fondamentale à ses yeux. Si certains sont nuls et sans talent, c’est qu’ils sont mal éduqués, leur esprit est maintenu dans l’obscurantisme.
En tout cas, ce n’est pas sur une base génétique que son jugement s’opère.
Spontanément la masse est à ses yeux vulgaire, soumise et lâche mais on peut et on doit l’éduquer, développer son esprit critique, sa liberté de pensée. C’est aussi le refus de toute démagogie. Plus largement, le parcours de Stockmann incarne une contradiction toujours présente dans la notion de peuple en démocratie : la puissance liée au nombre – dans un premier temps il cherche à annoncer la vérité au plus grand nombre pour obtenir son soutien - et l’ignorance attribuée à ce même grand nombre - quand il réalise que son discours est accueilli avec hostilité. Ce discours à l’acte IV est donc résolument complexe, il mêle généralités sans nuances, voire sulfureuses mais aussi des argumentations qui bousculent positivement notre attachement à notre bonne vieille démocratie !


Ne faut-il pas aussi le remettre en perspective ?


Bien sûr. En 1882, lorsqu’Ibsen écrit la pièce, le suffrage universel n’existe pas encore en Norvège (il n’advient qu’en 1898) et partout en Europe l’idée démocratique, si elle progresse, le fait à coup de révolutions et contre-révolutions. Elle se heurte à des oppositions farouches, épidermiques, et à des répressions violentes. Ce qui nous semble naturel aujourd’hui était pour beaucoup scandaleux il y a un siècle ! Mais plus largement, la haine et, un cran en dessous, la critique de la démocratie sont aussi anciennes que la démocratie elle même. Le mot lui-même a d’abord été une insulte inventée, dans la Grèce antique, par ceux qui voyaient la ruine de tout ordre légitime dans l’innommable gouvernement de la multitude. Sans doute en raison de la puissance absolument subversive de cette idée d’un «gouvernement du peuple », toujours neuve et toujours menacée.


Vous avez demandé à Frédéric Réverend une nouvelle traduction et une adaptation. Quelles étaient vos attentes ?


Les traductions dont nous disposions ne nous permettaient pas de rendre compte de l’actualité de la pièce et de la complexité de ses enjeux. Plusieurs étaient marquées par des archaïsmes de langage, des formules qui sonnaient trop XIXe. Or nous voulions redonner tout son présent à la fable. D’autant que dans le texte original, Ibsen utilise souvent des formules très parlées et même parfois dialectales. L’adaptation des TG Stan était à l’inverse très vivante et contemporaine mais très resserrée et concentrée sur la relation entre les deux frères.


Dans l’acte IV nous avons fait un gros travail d’adaptation et de nombreuses coupes. Il est très long et certaines paroles n’étaient aujourd’hui plus audibles. Nous avons dû, en partie, prendre nos distances avec Ibsen.
Il était important que la virulence de la pensée de Stockmann soit perceptible sans qu’il soit définitivement discrédité, sans quoi l’acte V n’avait plus d’intérêt.


Le titre original est Un Ennemi du peuple. Pourquoi ce glissement ?


Cette expression a une longue histoire. Elle apparaît sous l'Empire romain, pour désigner les chrétiens qu’on appelait « hostis publicus », puis on la retrouve au cours de la Révolution française pour qualifier les partisans du retour du pouvoir royal, punis de la peine de mort. La Révolution russe ensuite va l’utiliser pour stigmatiser les « capitalistes assoiffés de sang, les bourgeois qui sucent le sang du peuple - ennemis du peuple travailleur ». Cette rhétorique de l'ennemi nous a semblé attachée à une période historique trop cernée, trop marquée idéologiquement et dans notre démarche d’actualisation du propos, « Ennemi public » nous a paru plus adapté. Mais ce ne fut pas sans débat, car si ce nouveau titre met l’accent la solitude du héros, ce qui est juste par rapport à la pièce, il évoque aussi le banditisme, ce qui l’est moins…


Comment s’est fait le choix scénographique, un espace ouvert, plus proche du tréteau que du salon bourgeois ? Celui des costumes ?


On associe souvent Ibsen à un théâtre de salon et à des espaces clos. C’est très réducteur.
Peer Gynt, Une Maison de poupée ou Ennemi public répondent à des styles très différents, même si on y retrouve des constantes thématiques, des héros tendus vers une quête d’identité insaisissable, empêtrés dans une réalité sociale qui les fait osciller entre vérité et mensonge, tiraillés entre le désir de vie et les contraintes de la morale. Ennemi Public n’est pas un drame bourgeois, mais plutôt une comédie qui devient une tragédie. Les situations et les relations entre les protagonistes sont suffisamment denses pour que les paroles échangées et les corps dans l’espace se suffi sent à euxmêmes. Il nous a paru inutile donc d’appuyer le réalisme avec une esthétique chargée de superflu. Dans les didascalies, Ibsen indique différentes pièces : une salle à manger, le cabinet du docteur, un vestibule, un salon, puis une imprimerie à l’acte III. Le passage d’un lieu à un autre est important, parce qu’il indique différents modes de discours mais plutôt que de signifier chacun d’eux avec des parois et du mobilier, nous avons imaginé avec Laure Pichat – qui avait travaillé aussi sur la scénographie de La Grenouille et l’architecte - un espace totalement ouvert, un plateau tout en largeur avec de légères différences de niveau selon les pièces. Un divan pour le salon, une table pour la salle à manger, un petit bureau pour le cabinet de travail de Stockmann. En fait, nous n’avons gardé que les éléments Indispensables. L’idée de garder le lieu résolument ouvert est arrivée très vite. D’abord, pour affirmer le théâtre - c’est-à-dire une représentation transposée de la réalité qui met en mouvement l’imagination du spectateur – et ensuite le théâtre en train de se faire, qui constitue un choix dramaturgique à part entière. La convention théâtrale réside toujours dans un accord implicite entre l’acteur et le spectateur sur un mensonge à partager. Or en éliminant le quatrième mur, on amenuise le mensonge de la fiction, et le spectateur peut jouir d’un nouveau code où il devient témoin actif de l’action. La dimension politique de la pièce, avec un outil théâtral simple, prend alors un nouveau sens. Pour les costumes, nous nous sommes dit assez vite qu’ils seraient réussis si on ne les remarquait pas. Il s’est agi de trouver des habits que chaque acteur aurait pu porter dans la vie, simples, sans effets particuliers.


La pièce fonctionne moins que d’autres sur l’interaction de mondes intérieurs mais plutôt sur la mise en lumière d’un système d’interdépendance des personnages, un diabolique jeu de dominos. Quels ont été les axes du travail avec les acteurs ?


Le travail avec les acteurs s’est concentré autour de trois exigences : être au présent - mais je pourrais dire cela de n’importe quel travail d’acteur, se contenter des mots, et faire avancer la parole rapidement. Cela peut sembler évident, mais c’est déjà beaucoup.
Dans la pièce, mais c’est aussi vrai pour d’autres pièces d’Ibsen, la parole est toujours active. Il n’y a pas de brouillard entre les mots. Les éléments psychologiques se transforment rapidement en action. L’épithète « psychologique » est souvent associée au théâtre d’Ibsen. Mais qu’entend-on par-là ? Si on rapproche ce terme d’une prédominance de l’intériorité ou bien de l’épanchement des sentiments, Ibsen est très loin de ça. Les personnages parlent beaucoup, c’est vrai, mais ils disent ce qu’ils pensent et tout est dans les mots.
Les enjeux liés à la parole peuvent être multiples mais il n’y a pas à chercher de sous-entendus. Il y a au contraire une grande extériorité dans la parole, un vrai besoin de dire. Et d’agir. Les états d’âme de Stockmann se transforment toujours en désirs d’agir : approfondir ses recherches scientifiques, prévenir son frère, publier l’article, organiser une réunion publique… Au fi l du travail, nous avons réalisé que le tempo de base du texte était vif, qu’il fallait impérativement jouer vite. Pas de place pour de la fausse profondeur. Les personnages ne sont jamais dans l’hésitation, ils décident, et mettent tout en oeuvre pour convaincre ensuite de la justesse de leur choix. Et s’il y a des silences, ils sont avant tout rythmiques, jamais lourds. Peut-être qu’au cinquième acte, dont l’écriture se rapproche plus de la tragédie, le tempo est plus lent et on entend des silences d’une autre nature, plus intérieurs. À propos du rapport à la parole, les protagonistes sont constamment à l’écoute et une réplique fait toujours directement écho à la précédente, sans jamais vouloir l’éviter. C’est un vrai théâtre du dialogue ! Un théâtre qui demande une très forte énergie de présence. L’image de l’expérimentation scientifique nous est venue souvent pendant les répétitions et les personnages ont besoin de cette énergie pour survivre. Ibsen travaille ses personnages comme les cobayes d’une expérience. Il les plonge dans une situation impossible et observe comment chacun va évoluer. Et comme la situation de départ est extrême, la pression sur les choix de chacun est intense, parce que chacun joue sa vie ou au moins son avenir : Peter doit réussir son mandat pour être réélu, Hovstad mise tout sur l’affaire pour développer son journal, Aslaksen doit veiller aux intérêts des particuliers propriétaires dont il vient d’être élu le représentant. La place de Tomas est différente, c’est lui le perturbateur, l’agent qui vient rompre l’équilibre. Il est celui qui veut aller au bout de son intuition, de sa conviction, sans que l’enjeu soit uniquement lié à sa place sociale.


Quel rôle joue ici la musique, composée par François Marillier et interprétée par les comédiens ?


Dans ce théâtre en train de se faire, où les acteurs construisent la fable, la musique à jouer ensemble permettait de créer un choeur, un groupe, une communauté. Cette dimension un peu brechtienne du groupe qui vient jouer l’histoire, chanter ou faire de la musique amène du plaisir de jeu et élimine définitivement le drame bourgeois. Quand à la fin, Tomas est seul à jouer sur une corde métallique, sa mise à l’écart est encore plus nette. Elle est venue aussi du besoin d’espaces de respiration entre les actes. Les choix de matières, ces sons bruts de bois, de métaux, sont venus de la première sensation qu’a eue François à la lecture de la pièce. C’est la brutalité qu’il retenait en premier lieu.


La pièce a donné lieu à deux adaptations cinématographiques, l’une américaine, l’autre indienne. Ces films vous ont-ils inspiré ?


Le film américain n’est pas passionnant, il reprend l’histoire de façon très littérale, avec beaucoup de neige ! Le seul intérêt est de voir Steve McQueen jouer Stockmann, sans grande inspiration d’ailleurs. Le film indien, réalisé par Satyajit Ray en 1989, a été beaucoup plus nourrissant. L’établissement thermal devient un temple, les curistes, des fidèles qui viennent quotidiennement s’humecter les lèvres avec l’eau sacrée. L’empoisonnement de l’eau ne concerne plus quelques-uns mais toute la population de la ville. Imaginer un artifice de théâtre au moment de l’entrée du public, qui se poursuit à l’acte IV et implique plus directement les spectateurs.
De façon plus large, la transposition cinématographique de cette pièce qui se déroule dans le Grand Nord au coeur de l’Inde moderne nous a donné plus de liberté. Dans l’adaptation de l’acte IV, elle a clairement nourri la nouvelle scénarisation que nous avons proposée à Frédéric Révérend.


Vous avez évoqué l’enthousiasme provoqué par le personnage de Stockmann dans le public parisien à la création de la pièce à la fin du XIXe, qu’en est-il aujourd’hui ?


J’ai été frappé à la création du spectacle par les discussions animées autour du héros et de son frère après chaque représentation. Pour les uns, Stockmann est un modèle positif, qu’on admire pour son courage, son intégrité et sa ténacité, alors que pour d’autres il est l’exemple pitoyable d’un idéaliste mégalomane, borné et dangereux. Ces réactions illustrent bien la complexité du parcours du personnage. Dans les deux premiers actes, les spectateurs approuvent le lanceur d’alerte, et voient en Tomas Stockmann le défenseur de la vérité alors qu’à l’inverse, le comportement mafieux de son frère Peter quand il retourne les premiers alliés du docteur, fait de lui l’incarnation du pouvoir corrupteur et ignoble. Mais à partir de l’acte IV, tout se trouble et les déclarations de Tomas déstabilisent, tandis que le Maire, tout en continuant à susciter l’hostilité, reste cohérent dans son acharnement à maintenir l’ordre établi. Le constat fi nal est sans pitié pour Tomas, qui n’aura rien obtenu sinon son total isolement. C’est une attaque terrible du combat qui repose sur les seuls bons sentiments, la certitude d’être dans le vrai. C’est l’échec du héros solitaire. Ibsen nous dit qu’on ne change pas le monde tout seul, contrairement à ce que toute une famille de certains films américains laisseraient entendre, je pense à Mr Smith au Sénat, par exemple.


L’opposition de principe entre les deux frères ne repose-t-elle pas sur une rivalité plus archaïque ?


Si, bien sûr ! Et c’est là tout le génie d’Ibsen et la force de la pièce. La parole politique de la pièce s’inscrit dans un tissu familial et intime très complexe, on ne peut séparer ces deux dimensions et on ne peut invoquer plutôt l’une que l’autre pour justifier ou interpréter les actes des personnages. C’est tout cet arrière-plan des relations de rivalité ancienne entre les deux frères, de complicité intéressée entre Hovstad et Tomas, d’admiration réciproque entre le père et la fille, mais aussi l’intense besoin de reconnaissance du docteur, dans une ville qu’il a dû déjà quitter dans le passé pour des raisons mystérieuses, qui donne aux personnages leur profondeur humaine. La relation entre les deux frères est un moteur essentiel.
Beaucoup d’éléments les séparent : Peter vit seul, il est économe et cultive une évidente austérité, il a toujours vécu là, c’est un esprit besogneux, son métier de maire occulte toute autre activité et comme certains politiques, il a l’impression, au sens propre, d’être à la tête de la ville, de l’incarner. À l’inverse Tomas a fondé une famille, il a étudié et pour cela sans doute dû partir et on sait qu’il est revenu dans sa ville natale après en avoir été éloigné. Il a pour lui l’imagination, les projets et aime dépenser l’argent qu’il gagne. La pièce a été écrite en Italie et il y a quelque chose de méditerranéen chez Tomas… Et s’il n’y a pas d’allusions précises à leur enfance, on peut deviner que cet antagonisme n’est pas nouveau. Derrière leurs différences, il y a un lien fraternel puissant. Au début de l’acte II, Tomas est persuadé qu’il va pouvoir trouver une solution avec son frère et refuse que sa découverte soit annoncée publiquement. Il nourrit l’espoir d’une conciliation.
L’existence même des Bains est leur oeuvre à tous deux. Tomas en a eu l’idée et Peter a trouvé les moyens financiers de la réaliser. Ils ont absolument besoin l’un de l’autre et le refus de Peter nourrit l’élan autodestructeur du Tomas des deux derniers actes.


La place des femmes dans la pièce d’Ibsen est inhabituellement discrète. Comment avez-vous envisagé les rôles de Katrine et Petra ?


C’est une pièce qui repose sur des désirs de pouvoir d’hommes. Dans notre perspective de réactualisation, le rôle de Katrine n’était pas facile à aborder parce qu’elle est femme au foyer et reste dépendante de son mari. Et certaines répliques provoquent systématiquement des réactions dans la salle : « Du bla-bla tout ça; - retourne chez nous, Katrine, consacre-toi à ta maison et laisse-moi me consacrer à la société ». Mais dans ce rôle, c’est vrai, marqué par une vision fin XIXe, son apport est essentiel. Dans ce monde animé par l’intérêt ou les grandes idées, où la détermination farouche de chaque position s’affirme scène après scène, Katrine incarne des valeurs de discernement et de tempérance. Elle ne prétend pas être une héroïne et c’est sans doute la seule ! Nous avons insisté sur la force et la réciprocité de son amour pour Tomas, sur leur complicité. Avec Petra, Ibsen insiste sur un lien oedipien entre le père et la fille, et sur l’émancipation de la nouvelle génération. Contrairement à sa mère, Petra travaille, elle est indépendante, ce qui lui confère une modernité. Institutrice, elle a les outils de la connaissance, elle parle anglais et s’ouvre au monde, ses idées sont clairement progressistes, elle a tout pour incarner les valeurs de progrès dont cette société a besoin, mais son attachement au père est tel qu’elle se laissera entraîner dans la spirale d’aveuglement final.


En ces temps de défiance à l’égard du politique, n’est-ce pas une entreprise sulfureuse que de monter un texte où la démocratie est fustigée et le courage - individuel et collectif - voué à l’échec ?


Non, je ne pense pas. La démocratie est malade mais elle ne se réalise jamais définitivement, elle est toujours à construire. Et écouter ceux qui l’attaquent n’est pas forcément inutile. Surtout à une époque où les vieilles recettes idéologiques ne marchent plus et où les forces de progrès d’aujourd’hui doivent réinventer une démocratie à laquelle on puisse croire. Mais où se situe exactement la critique d’Ibsen ? Par la voix de Tomas, il s’indigne qu’en démocratie, la voix d’un homme intelligent ait même valeur que celle d’un imbécile. L’argument formulé de façon aussi simpliste, fait mouche. Mais il occulte le postulat de départ : la démocratie est une forme de société ayant pour valeur l'égalité et la liberté. La question ensuite est de donner à chacun les outils de jugement suffi sants, et Tomas aborde d’ailleurs cet aspect, en insistant sur la nécessité de l’éducation. J’ai la sensation qu’aujourd’hui, c’est la valeur d’égalité entre les citoyens qui est dangereusement mise à mal et que les inégalités économiques sont le principal obstacle à un renouvellement de la démocratie. Je ne suis pas certain que le propos central soit de fustiger la démocratie, mais de dénoncer les mécanismes d’aveuglement. Aveuglement d’une société à genoux devant l’argent, aveuglement d’un homme qui s’isole, enfermé dans sa vérité.

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