: Note d’intention
Ce qui m’a porté à relire, ou plutôt à lire Godot, c’est le sentiment intime, de plus en plus précis, de l’obsolescence
programmée de l’Humanité, de l’intuition d’une « potentielle fin du monde » qui traverse parfois
chacune et chacun d’entre nous. Quelle anticipation dès 1948, date de l’écriture de la pièce... Ces deux types –
clochards, clowns, philosophes sans Dieu, écho du couple Beckett... perdus dans l’ère du vide à l’époque
même de la reconstruction du monde, rencontrant sur une vieille route le Maître et l’Esclave, déchets grotesques
du « monde d’avant » ! Même pas tristes, un peu gais parfois, vivants. Ils ne sont pas là parce qu’ils
attendent : ils attendent parce qu’ils sont là... Nous sommes tous là, nous en sommes tous là. Il devient passionnant
de lire cette tragi-comédie avec nos pensées d’aujourd’hui sur l’état du monde (et du théâtre).
Mais j’aimerais aussi retrouver le moteur d’origine, ce sentiment que Beckett se garde bien d’exprimer de
façon directe : qu’on sort des horreurs et des charniers de 39-45, et qu’on entre dans l’ère de la fabrication
industrielle de l’humain solitaire : et il faut bien y vivre pourtant... Ce n’est pas du théâtre de l’Absurde,
idiote invention ! C’est l’affirmation fragile d’une résistance dans la débâcle. Évidemment, cette tragédie
n’est pas morose ! L’héritage clairement avoué des burlesques américains traverse l’histoire de bout en bout :
Keaton, Chaplin, Laurel & Hardy... La force comique de Beckett nous évite de visiter son oeuvre comme un
musée qui prend la poussière. Godot est une entreprise de destruction du vieux théâtre bourgeois, de ces
scénarios, de son naturalisme et de ses effets : c’était une provocation, on a envie de retrouver cela aussi.
Mais c’est en même temps un hommage jubilatoire aux lois les plus simples et les plus anciennes de la
scène : coulisses à droite et à gauche, entrées et sorties, rampe, toilettes au fond du couloir ! Et tout cela se
met à jouer ! J’ai parcouru avidement cette pièce comme une suite formidable de petites scènes très
concrètes, espérantes et désespérantes, frappé par son usage radical du silence, par l’ambiance « planétaire »
qui règne sur ce paysage. Il ne restait plus qu’à choisir soigneusement mes complices pour ce voyage... Et
nous voilà partis...
Jean-Pierre Vincent
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