: Mettre en scène
Propos recuellis par Julien Fisera
Tu fais souvent référence à des films. Est-ce une chose qui alimente uniquement le fond du projet où cela implique t-il aussi un travail sur la forme ?
Caroline Guiela : C’est vrai, le cinéma est une chose qui m’alimente toujours. Certains réalisateurs
comme Fassbinder ou les frères Dardenne sont des piliers de réflexion. Quand nous travaillions
sur Violetta nous avions trois films en tête : Another Year de Mike Leagh et Two lovers de James Gray
et Rosetta des frères Dardenne. Pour Emma, nous avons déjà accumulé beaucoup de références
cinématographiques comme Intimité de Chéreau, Jeannes Dielman de Chantal Akerman ou encore
Mad Men la série de Matthew Weiner.
Le cinéma traite la question de la fiction et nous même sur le plateau nous tentons de raconter des
histoires. Il fait partie de notre paysage actuel et il impossible de ne pas m’y référer. D’ailleurs, en
retour, tous les réalisateurs que je vous cite se posent la question du théâtre, bien sûr Patrice Chéreau
mais aussi Mike Leagh, les frères Dardenne ou Fassbinder. Tous en ont fait l’expérience.
Je reviens encore au processus de travail. Quand nous travaillons à partir d’improvisations, nous
devons nourrir le comédien. Il ne s’agit pas de lui donner une liste de films mais bien de trouver
l’incarnation d’une idée dans un personnage. Le cinéma nous offre cette possibilité. Souvent nous
pouvons parler abstraitement d’une chose, le cinéma incarne l’idée. Il lui donne corps.
Mais effectivement, le cinéma nous intéresse aussi dans sa forme.
Premièrement pour l’espace : notre travail avec Alice part toujours d’un lieu très concret.(Andromaque
et Le Bal d’Emma dans une salle des fêtes, Anais Nin dans sa salle de bain, Violetta entre chambre et
cuisine etc... le titre de Elle brûle laisse présumer de la direction de la scénographie !) D’où parle le
personnage ? D’où dit-il ce qu’il a à dire? ou même pourquoi dit-il cela à cet endroit ?
Le cinéma ne se défait jamais de cette question. Le choix des décors dans les films des frères
Dardenne contient l’essence même de la parole. Quand Rosetta se dispute avec sa mère, elle est dans
une caravane et ce lieu agit sur la parole, voir, la déclenche. C’est encore une fois relier le personnage
au monde. Je me sens profondément préoccupée par cette problématique de l’espace et de la parole.
Ainsi, partir d’un décor qui donne la sensation d’une réalité, nous permet justement de relier
esthétiquement la fiction à du vécu: Jorge-Luis Borges disait : “Je n’invente pas de fiction, j’invente des faits”. Le cinéma, ou en tout cas les réalisateurs que je vous cite, sont des personnes qui se posent la
question de comment restituer le réel. L’une des préoccupations principales des frères Dardenne
est : “Filmer la vie, y arriverons nous?”. Nous nous posons la même question : Mettre en scène la vie, y
arriverons nous ?
La deuxième chose concerne la présence de comédiens amateurs. Le cinéma est totalement
décomplexé par le fait d’avoir des comédiens amateurs sur un tournage. Bien sur, leur présence
est rendue plus évidente par le cadrage au cinéma que par le plateau de théâtre mais justement
je reviens à l’espace (comme quoi, tout est toujours imbriqué). Nous construisons un espace qui
permet aux amateurs de faire confiance en ce qu’ils sont. L’espace est là pour préserver leur corps,
leur rythme , leur parole et le timbre de leur voix. Ruth et Emmanuel dans Se souvenir de Violetta
jouaient leurs scènes dans une cuisine. Tout leur était reconnaissable. La façon de mettre la table, de
décrocher le téléphone, de mettre leur manteau sur une chaise, passer l’éponge, recevoir leur belle
fille à diner, se rappeler devant une assiette de gratin le premier baiser...
Si l’on arrive a préserver cela, nous redonnons chair au plateau. Nous lui rendons son poids.
Bien sur il ne suffisait pas de mettre Ruth et Emmanuel dans un espace apparement réaliste pour que
cela fonctionne, il fallait recréer de la fiction pour rendre le réel visible. Pommerat tente de définir
ce paradoxe : “Par définition on ne peut pas capter le réel au théâtre et si on le déplace, ce qui était réel devient artificiel. C’est bien pour cela qu’il faut le reconstruire.” Nous avons donc reconstruit de la fiction:
Ruth et Emmanuel étaient Jean et Suzanne deux parents de 75 ans d’un adolescent de 16 ans qui ne
sortaient jamais de table... C’est précisément parce que nous avons transformé le réel que la réalité
des rapports est apparue dans sa tendresse et sa complexité.
Y aura t-il des comédiens amateurs dans Elle brûle ?
C. G. : Oui, il y aura 2 amateurs. La petite fille d’Emma qui sera une jeune fille de 7 ans et le père d’Emma qui aura 80 ans.
Pourquoi ces deux personnages là ?
C. G. : Parce qu’ils me paraissent à la périphérie de l’action. Par leur âges, ils sont excentrés. Trop
jeunes ou trop vieux ils sont ceux qui regardent. Ils sont dans la fiction mais hors du drame. Ils sont
concernés mais ils ne sont pas actifs dans la chute.
Je pense à un film que j’ai vu récemment : Une séparation de Asghar Farhadi. C’est l’histoire d’un
couple qui se sépare et cela va entraîner beaucoup de problèmes ! Dans la maison de ce couple, il y
a le père du mari et la toute petite fille de la femme de ménage. Un homme âgé atteint de la maladie
d’Alzheimer qui ne parle pas et une toute petite fille qui n’a pas encore la parole. Il sont là, une
présence silencieuse témoin du drame.
Au-delà du fait qu’il s’agit justement de comédiens amateurs, le rôle de ces personnages est
précisément d’être à la périphérie du drame mais, par leur présence, ils renforcent le regard sur la
façon dont les gens autour d’eux sont en train de se déchirer.
Cela me parle profondément du théâtre. Renvoyer un regard.
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