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Dreamers

+ d'infos sur le texte de Daniel Keene traduit par Séverine Magois
mise en scène Sébastien Bournac

: Dormir, rêver peut-être...

Notes pour une mise en scène

À l’origine de ce projet en étroite collaboration avec le dramaturge australien Daniel Keene, et sa traductrice, Séverine Magois, il y a mon désir de metteur en scène de raconter aujourd’hui une histoire simple mais radicale, peut-être vieille comme le monde : une femme (mais cela pourrait être un homme), dans la rencontre avec l’Étranger et dans l’amour de l’Autre, se découvre et renaît à elle-même.
Dans Dreamers, Anne rencontre Majid, et Majid rencontre Anne. Anne est une vieille dame qui a traversé sa vie discrètement, proprement, sagement, presque comme un fantôme, sans jamais rien décider véritablement, en demeurant toujours celle qu’on lui demandait d’être. Majid vient d’ailleurs ; ce jeune immigré au chômage tente de réinventer sa vie ici. Loin. Mais le déracinement culturel et l’hostilité de l’accueil provoquent en lui un violent trouble identitaire. Ensemble, ils se réapproprient peu à peu leur vie et accèdent à un bonheur tellement intense qu’il ne semble pas réel.
Porter cette histoire d’amour « impossible » sur le plateau du théâtre, c’est sans doute vouloir paradoxalement lui donner plus de réalité, vouloir y croire un peu plus. Imposer au regard public le « scandale » par la présence des corps. L’ examiner. Que le théâtre interroge la possibilité et la réalité de cet amour, au-delà de tous ses accents mélodramatiques, est pour moi une nécessité. De celles qui rendent le monde plus respirable, vivable.


Vivre sa vie en la rêvant peut-être ; mais rêver, « c’est là l’écueil », dit Hamlet. La société, représentée dans la pièce par un choeur de « vraies gens » comme dit Keene (un contrôleur, un contremaître, un serveur, les voisins et voisines...), n’aime pas les rêveurs ! Tous ceux-là qui « diffèrent », qui « divergent », qui transgressent les normes, qui sortent des schémas établis et prescrits, des contrats tacites et pervers qui règlent nos comportements et nous assignent des places définitives...
Mais surtout, un tel microcosme, frustré, mesquin, replié sur lui-même, plein d’aigreurs et de rancoeurs dans ses soumissions et ses limitations, ne peut accepter que certains de ses éléments cèdent à la loi de désirs secrets qu’il avait tout fait pour réprimer ; et qu’ils s’émancipent dans la quête d’un bonheur individuel, d’une plénitude, même si cette plénitude doit rester, au bout du compte, une illusion. Car la vie est plus longue que nos rêves !
Nous savons bien que les affirmations péremptoires de cette société-là (la nôtre ?) – à la tolérance de façade, faussement permissive dans ses discours –, ne sont jamais que les symptômes de failles douloureuses et la logique inavouable de blessures intimes que je voudrais mettre à nu. Anne et Majid viennent alors salutairement semer le désordre dans le cours infaillible de nos convictions toutes faites.


En filigrane de la commande d’écriture à Daniel Keene, il y a l’admiration partagée pour nombre d’auteurs et d’oeuvres qui ont travaillé et travaillent la même matière. Toute une histoire du théâtre ! Les Grecs questionnaient systématiquement leur rapport à l’altérité, leur relation au Barbare. Dreamers, en réinterrogeant la place de l’étranger, et par sa dimension chorale, a des airs de « pièce grecque ». Shakespeare sondait les affres et les obstacles d’amours impossibles et les divisions internes de ses contemporains. Sous cet angle, Dreamers a quelque chose d’élisabéthain (Roméo et Juliette n’est pas si loin). Si l’on considère que la pièce expose les mécanismes sociaux et explore le fonctionnement des pulsions d’un inconscient collectif à travers le combat des deux protagonistes, tout cela devient alors très brechtien. Il y a aussi la poésie de Koltès qui donne à ses personnages, comme seule arme, une parole active et déchirée qui se déploie obsessionnellement pour surmonter la peur, l’angoisse et la solitude. Souvenons-nous seulement de Léone qui, fuyant les marasmes, débarque sur un continent africain qu’elle reçoit littéralement en pleine figure, comme une révélation. Et puis il y a cette filiation imaginaire et affective avec les cinéastes Douglas Sirk (Tout ce que le ciel permet) et Rainer Werner Fassbinder (Tous les autres s’appellent Ali).
J’ai demandé à Daniel Keene, non pas bien sûr de faire un remake de ces oeuvres, mais d’écrire une nouvelle pièce en s’appuyant sur les impressions laissées par ces beaux films et en réagissant simplement à ce que nous vivons aujourd’hui, avec la façon singulière qu’il a de ressentir le monde qui nous environne. J’aime assez l’idée qu’une « presque même histoire » se raconte différemment à travers les époques et qu’imperceptiblement le passage du temps en modifie les données. Quelque chose ici a changé, parce que notre rapport à la réalité a changé. Qu’est-ce qui est réel, qu’est-ce qui ne l’est pas aujourd’hui ? Le résultat est moins direct, moins brutal en apparence, mais le scandale est toujours là, plus sourd, plus insidieux, plus hypocrite. Une piècepaysage de notre temps, voilà.
Dreamers, dans sa structure, diffère quelque peu des autres textes de Keene. Les trois saisons, AUTOMNE, HIVER, PRINTEMPS, qui rythment la pièce nous plongent davantage dans le rêve du drame, sa pulsation intérieure et intime, que dans l’action ellemême. Sur le plateau, nous ne percevons que les ondes d’un cataclysme dont l’épicentre est hors scène. Mais cela provoque de grands événements de langage. Car c’est dans la langue, avec ses pauses et ses silences, que se vit le drame et que se dit pour chacun la difficulté à le surmonter. Il en résulte un étrange sentiment de présence et d’absence au fil des saisons qui traduit au plus près l’effroi pour certains de se sentir soudain exister dans une société spectrale, et pour d’autres l’effroi, tout aussi terrible, face aux premiers, de prendre conscience de l’inconsistance de leurs vies.
Tout ce beau monde danse au-dessus de l’abîme, en dépit d’un « presque happy end ». La pièce très subtilement multiplie et entrelace, de séquence en séquence, les points de vue et les degrés de réalité si bien qu’on a l’impression tantôt d’une plongée cauchemardesque et grotesque dans le réel, tantôt d’un lyrique et onirique chant d’amour suspendu et déconnecté, comme la neige qui tombe. C’est le passage de l’un à l’autre qui donne au texte toute sa violence et qui jette le trouble. Plus que jamais Daniel Keene s’affirme ici comme dramaturge et poète de la réalité autant que du rêve.


Sommes-nous assez vivants pour rêver encore nos vies ?

Sébastien Bournac

novembre 2010

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