: Dormir, rêver peut-être...
Notes pour une mise en scène
À l’origine de ce projet en étroite collaboration avec
le dramaturge australien Daniel Keene, et sa traductrice,
Séverine Magois, il y a mon désir de metteur
en scène de raconter aujourd’hui une histoire simple
mais radicale, peut-être vieille comme le monde : une
femme (mais cela pourrait être un homme), dans la
rencontre avec l’Étranger et dans l’amour de l’Autre,
se découvre et renaît à elle-même.
Dans Dreamers, Anne rencontre Majid, et Majid
rencontre Anne. Anne est une vieille dame qui a traversé
sa vie discrètement, proprement, sagement,
presque comme un fantôme, sans jamais rien décider
véritablement, en demeurant toujours celle qu’on lui
demandait d’être. Majid vient d’ailleurs ; ce jeune immigré
au chômage tente de réinventer sa vie ici. Loin.
Mais le déracinement culturel et l’hostilité de l’accueil
provoquent en lui un violent trouble identitaire.
Ensemble, ils se réapproprient peu à peu leur vie et
accèdent à un bonheur tellement intense qu’il ne
semble pas réel.
Porter cette histoire d’amour « impossible » sur
le plateau du théâtre, c’est sans doute vouloir
paradoxalement lui donner plus de réalité, vouloir
y croire un peu plus. Imposer au regard public
le « scandale » par la présence des corps.
L’ examiner. Que le théâtre interroge la possibilité
et la réalité de cet amour, au-delà de tous
ses accents mélodramatiques, est pour moi une
nécessité. De celles qui rendent le monde plus
respirable, vivable.
Vivre sa vie en la rêvant peut-être ; mais rêver, « c’est là l’écueil », dit Hamlet. La société, représentée dans
la pièce par un choeur de « vraies gens » comme dit
Keene (un contrôleur, un contremaître, un serveur,
les voisins et voisines...), n’aime pas les rêveurs !
Tous ceux-là qui « diffèrent », qui « divergent », qui
transgressent les normes, qui sortent des schémas
établis et prescrits, des contrats tacites et pervers
qui règlent nos comportements et nous assignent
des places définitives...
Mais surtout, un tel microcosme, frustré, mesquin,
replié sur lui-même, plein d’aigreurs et de rancoeurs
dans ses soumissions et ses limitations,
ne peut accepter que certains de ses éléments
cèdent à la loi de désirs secrets qu’il avait tout fait
pour réprimer ; et qu’ils s’émancipent dans la quête
d’un bonheur individuel, d’une plénitude, même si
cette plénitude doit rester, au bout du compte, une
illusion. Car la vie est plus longue que nos rêves !
Nous savons bien que les affirmations péremptoires
de cette société-là (la nôtre ?) – à la tolérance de
façade, faussement permissive dans ses discours –,
ne sont jamais que les symptômes de failles douloureuses
et la logique inavouable de blessures intimes
que je voudrais mettre à nu. Anne et Majid viennent
alors salutairement semer le désordre dans le cours
infaillible de nos convictions toutes faites.
En filigrane de la commande d’écriture à Daniel
Keene, il y a l’admiration partagée pour nombre
d’auteurs et d’oeuvres qui ont travaillé et travaillent
la même matière. Toute une histoire du théâtre !
Les Grecs questionnaient systématiquement
leur rapport à l’altérité, leur relation au Barbare.
Dreamers, en réinterrogeant la place de l’étranger,
et par sa dimension chorale, a des airs de
« pièce grecque ». Shakespeare sondait les affres et les obstacles d’amours impossibles
et les divisions internes de ses contemporains.
Sous cet angle, Dreamers a quelque chose
d’élisabéthain (Roméo et Juliette n’est pas si
loin). Si l’on considère que la pièce expose les
mécanismes sociaux et explore le fonctionnement
des pulsions d’un inconscient collectif à travers le
combat des deux protagonistes, tout cela devient
alors très brechtien. Il y a aussi la poésie de Koltès qui
donne à ses personnages, comme seule arme, une
parole active et déchirée qui se déploie obsessionnellement
pour surmonter la peur, l’angoisse et la solitude.
Souvenons-nous seulement de Léone qui, fuyant
les marasmes, débarque sur un continent africain
qu’elle reçoit littéralement en pleine figure, comme
une révélation. Et puis il y a cette filiation imaginaire
et affective avec les cinéastes Douglas Sirk (Tout ce que le ciel permet) et Rainer Werner Fassbinder (Tous les autres s’appellent Ali).
J’ai demandé à Daniel Keene, non pas bien sûr de
faire un remake de ces oeuvres, mais d’écrire une
nouvelle pièce en s’appuyant sur les impressions
laissées par ces beaux films et en réagissant
simplement à ce que nous vivons aujourd’hui, avec
la façon singulière qu’il a de ressentir le monde qui
nous environne. J’aime assez l’idée qu’une « presque
même histoire » se raconte différemment à travers
les époques et qu’imperceptiblement le passage
du temps en modifie les données. Quelque chose
ici a changé, parce que notre rapport à la réalité a
changé. Qu’est-ce qui est réel, qu’est-ce qui ne l’est
pas aujourd’hui ? Le résultat est moins direct, moins
brutal en apparence, mais le scandale est toujours là,
plus sourd, plus insidieux, plus hypocrite. Une piècepaysage
de notre temps, voilà.
Dreamers, dans sa structure, diffère quelque peu
des autres textes de Keene. Les trois saisons,
AUTOMNE, HIVER, PRINTEMPS, qui rythment la pièce
nous plongent davantage dans le rêve du drame, sa
pulsation intérieure et intime, que dans l’action ellemême.
Sur le plateau, nous ne percevons que les ondes
d’un cataclysme dont l’épicentre est hors scène. Mais
cela provoque de grands événements de langage. Car
c’est dans la langue, avec ses pauses et ses silences,
que se vit le drame et que se dit pour chacun la
difficulté à le surmonter. Il en résulte un étrange
sentiment de présence et d’absence au fil des saisons
qui traduit au plus près l’effroi pour certains de se
sentir soudain exister dans une société spectrale,
et pour d’autres l’effroi, tout aussi terrible, face aux
premiers, de prendre conscience de l’inconsistance
de leurs vies.
Tout ce beau monde danse au-dessus de l’abîme,
en dépit d’un « presque happy end ». La pièce très
subtilement multiplie et entrelace, de séquence en
séquence, les points de vue et les degrés de réalité
si bien qu’on a l’impression tantôt d’une plongée
cauchemardesque et grotesque dans le réel, tantôt
d’un lyrique et onirique chant d’amour suspendu
et déconnecté, comme la neige qui tombe. C’est le
passage de l’un à l’autre qui donne au texte toute sa
violence et qui jette le trouble. Plus que jamais Daniel
Keene s’affirme ici comme dramaturge et poète de la
réalité autant que du rêve.
Sommes-nous assez vivants pour rêver encore nos vies ?
Sébastien Bournac
novembre 2010
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