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: Entretien avec Nicolaï Khalezin

Propos recueillis par Mélanie Drouère

Après avoir présenté en mars 2020, de manière clandestine, Les Chiens d’Europe à Minsk, tout votre collectif a dû fuir votre pays sous la répression du régime d’Alexander Lukashenko. Malgré cela, votre compagnie a survécu. Où êtes-vous toutes et tous à présent et comment avez-vous traversé cette période ?


Nicolaï Khalezin : Ma femme (co-directrice du collectif) et moi- même avons été contraints de quitter la Biélorussie dès 2010 après les élections présidentielles, lorsque plusieurs poursuites pénales ont été ouvertes contre nous. Après cela, nous avons été obligés soit de travailler avec le théâtre à distance, soit de nous retrouver dans des lieux de répétitions. Le Belarus Free Theatre a continué à jouer des spectacles en Biélorussie clandestinement. Mais, après les élections de 2020, tandis que la répression touchait déjà tous les membres de la troupe, et que la plupart d’entre eux risquaient de se retrouver en prison, nous avons été contraints de délocaliser le théâtre d’abord en Ukraine, puis en Pologne. En conséquence, une partie de la troupe est à présent au Royaume-Uni, une partie en Pologne, et nous nous réunissons dans différents pays lorsque nous jouons des performances.


Qu’est-ce qui vous a donné envie de transformer le roman d’Alhierd Bacharevič (également censuré par le Président biélorusse) en pièce de théâtre ?


Nicolaï Khalezin : Nous avons demandé les droits de mise en scène avant même que le livre ne soit publié. Selon moi, Alhierd Bacharevič est l’écrivain le plus mature et le plus puissant de la Biélorussie aujourd’hui, et son roman Les Chiens d’Europe est sans conteste le meilleur roman biélorusse des trente dernières années. Il n’était guère possible de le jouer en entier sur scène - c’est un roman de grand format, très volumineux - un millier de pages -, aussi avons-nous décidé d’utiliser trois de ses six parties dans cette mise en scène. Il a fallu environ un an pour créer cette pièce.


Il s’agit d’un récit dystopique situé en 2049, une forme de thriller dépeignant, à travers une enquête, un super-État réduisant tous les droits individuels, particulièrement troublant en temps de guerre en Ukraine. Comment avez-vous traité ce récit au plateau ?


Nicolaï Khalezin : Ce roman n’est pas seulement pertinent aujourd’hui, il est dans sa majeure partie effroyablement prophétique. Alhierd l’a écrit en 2018, or aujourd’hui, de nombreuses prédictions décrites dans le roman se sont réalisées, y compris le déclenchement de la guerre en Ukraine. C’était d’ailleurs une tâche très difficile que de résister à la tentation de plonger le spectateur dans l’actualité des premières pages des journaux d’aujourd’hui. D’une part, nous voulions montrer l’horreur de la catastrophe qui s’approche, et d’autre part, créer une performance sur l’éternelle tentative d’une personne (le protagoniste principal) de survivre dans ce monde contradictoire, qui tente à l’inverse de détruire cette personne. Ce fut un travail très long et minutieux - peut-être le plus long de toutes nos productions.


Quelle est votre méthode de travail en collectif, votre processus de création ?


Nicolaï Khalezin : Nous travaillons toujours collectivement, dans toutes les phases du processus de production. Aujourd’hui, le monde théâtral a changé : les théâtres ne se font plus concurrence entre eux, ils se battent pour le public contre Netflix et Amazon. Et pour que le produit se révèle d’une telle qualité, le génie d’un réalisateur ne suffit pas, l’énorme travail de tous les participants au processus de mise en scène est absolument nécessaire.
Nous travaillons à partir d’études de cas et les développons ; ce qui nous permet d’être méthodiques et créatifs. Ces études sont les fondations de nos performances. Certaines d’entre elles deviennent la base des scènes, d’autres nous conduisent à re- penser davantage le socle dramatique, et de certaines enfin, nous pouvons ne retenir qu’un geste. Cela représente environ 200 études, pour la pièce Les Chiens d’Europe. En parallèle s’instaure un travail sur la chorégraphie et les fragments vocaux - les acteurs sont donc en entrainement quotidien.
Notre méthode est fondée sur l’idée du « Total Football », développée par une équipe néerlandaise dans les années 70. Son idée repose sur trois principes : le jeu d’ensemble, une transition rapide de la défense à l’attaque et le pressing sur tout le terrain. Le pressing se fait en phase défensive de non possession de balle. Il a pour but d’empêcher la progression adverse. Nous l’avons juste appliquée au théâtre, en y ajoutant de la sincérité et de la pertinence, et nous nous sommes retrouvés avec notre propre méthode.


Le jeu théâtral des dix-huit interprètes est d’une extrême physicalité, comment travaillez-vous cette matière ?


Nicolaï Khalezin : Nous avons toujours été attirés par le théâtre physique, musical et immersif. Et cela nécessite des acteurs un niveau de formation complètement différent de ce que l’on imagine habituellement. Ainsi, dans notre école de théâtre Fortinbras, les comédiens se forment au jeu mais aussi au Pilates, à la boxe ou à l’acrobatie. Notre méthode de travail avec les acteurs s’appelle Total Immersion, et elle est basée sur l’immersion de l’acteur dans sa propre expérience - c’est en lui-même, dans ses peurs, ses complexes, ses doutes et dans son expérience qu’il cherche des couleurs pour le rôle qu’il joue.


Dans ce récit, les notions d’identités individuelle et nationale se rétractent à mesure que s’amenuise la quantité de livres en Europe. Quel est selon vous le rôle de la création artistique (livresque, théâtrale, etc.) face aux autoritarismes montants ?


Nicolaï Khalezin : À mon avis, dans les années à venir, l’art aura une chance de devenir une institution plus importante pour la société. Dans les périodes sombres, les gens essaient de trou- ver un chemin vers la lumière, et c’est l’art qui émerge souvent pendant ces périodes. Bien sûr, l’art n’est pas l’outil qui donne les bonnes réponses à la société, mais il peut poser les bonnes questions, qui poussent les gens à chercher ces réponses.


Comment articulez-vous poétique et politique ?


Nicolaï Khalezin : Aujourd’hui, le théâtre mondial tente de trouver le «perfect match» - l’alliance idéale de l’artistique et de l’actualité. C’est une exigence du spectateur, gâté par le flot de films et d’émissions de télévision pour tous les goûts. L’ère du théâtre post-dramatique est révolue ; aujourd’hui, il ne suffit plus de dire la vérité depuis la scène : toute vérité n’est pas une occasion d’expression artistique. Mais le simple dispositif artistique ne peut devenir une fin en soi. Le spectateur veut voir une pièce sur lui-même aujourd’hui, vivant dans un monde en constante évolution, mais il veut aussi que l’histoire, qui lui est racontée, soit d’un très haut niveau artistique. Malheureusement, il n’y a pas beaucoup de théâtres dans le monde qui peuvent maintenir cet équilibre complexe. Je veux vraiment croire que nous pouvons le faire.


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