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Des caravelles et des batailles

Eléna Doratiotto ( Mise en scène ) , Benoît Piret ( Mise en scène )


: Entretien avec Eléna Doratiotto, Benoît Piret

Propos recueillis par Laure Dautzenberg

Laure Dautzenberg : Comment est née l’idée de cette pièce ?


Eléna Doratiotto : On a commencé à travailler Benoît et moi à L’L, un espace qui promeut la recherche au long cours à Bruxelles. Notre envie était de nous intéresser à la manière de trouver des espaces de théâtre qui permettent l’imaginaire.


Benoît Piret : Avant même la construction d’une fiction, nous voulions trouver un rapport à l’imaginaire qui permette de décaler le point de vue sur le réel. Notre point de départ était l’idée que l’imaginaire permet de « délirer le monde » (au sens où l’entend Deleuze : on ne délire pas sa petite famille mais le monde, ses peuples, sa géographie, ses paysages). D’emblée, nous avons eu comme source d’inspiration La Montagne magique de Thomas Mann, dans lequel le personnage principal, Hans Castorp, est décalé - tout comme son rapport au temps. Dans ce lieu hors de ses habitudes, ses pensées deviennent tout à fait inattendues, y compris pour lui-même. Progressivement la fiction est arrivée. On a construit un lieu qui permettait cela.


L. D. : Quel est votre rapport à La Montagne magique ?


B. P. : Cela a été un point de départ, mais outre le fait que nous avons laissé de côté tout l’aspect médical, c’est une source d’inspiration, pas une adaptation. Il y a quelques jeux sur les noms, quelques clins d’œil, mais ce n’est pas du tout une transcription littérale.


E. D. : On a emprunté le rapport au temps étrange : dans le livre, le personnage vient pour trois mois et il reste sept ans. Les gens qui sont là-bas ne savent plus très bien depuis combien de temps ils sont là, ni pour combien de temps. Surtout, nous nous sommes inspirés du rapport à un lieu qui agit sur l’individu, à tel point que le personnage a physiquement des impressions, presque des symptômes. Cela permet des vertiges de pensée, des souvenirs qui reviennent à des moments inattendus, de nouvelles sensations qui s’ouvrent. On a complètement emprunté cela pour Andréas, notre personnage de fiction qui, lui aussi, quand il arrive dans ce lieu, au-delà d’être perdu dans le temps, est impacté par l’endroit, par les gens. Nous aimions le trouble de cette relation.


B. P. : Tout cela participe à une sensibilité particulière recherchée. Dans le lieu de la fiction, tout est tout le temps troué. On ne sait pas combien de jours ou combien de temps passe entre différentes scènes.


L. D. : Avec ce personnage, vous vous inscrivez dans la tradition du voyage initiatique...


E. D. : Tout à fait. C’est complètement empreint de La Montagne magique... B. P. : C’est un procédé classique ! Il y a un plaisir à jouer avec cela et cela permet un fil rouge. E. D. : C’est aussi le miroir du public. On pouvait tisser sur cette ligne-là. Quand Andréas débarque et se dit « Qu’est-ce qui se passe ici ? », le public se pose la même question. Au fur et à mesure qu’Andréas s’acclimate au lieu et prend part à ses activités, le public s’acclimate à son tour.


L. D. : Il y a beaucoup d’autres sources d’inspiration. Vous convoquez notamment la bataille de Cajamarca. D’où vient cette référence ?


B. P. : Elle vient d’Amérique latine et du XVIe siècle. On l’a découverte dans un livre qui s’appelle De l’inégalité parmi des sociétés de Jared Diamond. Ce qui nous intéressait dans cet essai était la question vertigineuse qu’il posait : comment se fait-il que la colonisation se soit passée de cette façon-là et pas autrement ? Les Incas auraient-ils pu tenir tête aux Espagnols ? Il explique avec quelles données les Espagnols sont arrivés (avec les maladies, le maniement de l’acier et la domestication des chevaux), et comment ces données rendaient très improbable une véritable résistance inca. Dans son livre, il consacre un chapitre à la bataille de Cajamarca, pendant laquelle 168 conquistadors espagnols ont affronté une armée de l’empire inca de plusieurs dizaines de milliers d’individus et sont parvenus à capturer, non sans violence !, l’empereur Atahualpa. On s’est dit que le récit époustouflant de cette bataille était important dans la mesure où il nous est apparu comme un récit archétypal de la construction de notre Europe moderne. On situe Des caravelles et des batailles aujourd’hui mais quand Andréas arrive, il est tout de suite invité à considérer l’Europe à partir de cet événement-là. Nous aimions le fait d’être saisis d’emblée par une violence constitutive de notre monde moderne.


E. D. : Les personnages sont à l’écart, hors de l’agitation, mais ce n’est pas une échappée totale, ils font face à la violence du monde et face à sa réalité. Ils sont aux prises avec ce réel-là, cette histoire-là.


L. D. : Vous qualifiez la pièce de conte réaliste. Qu’entendez-vous par là ?


E. D. : Le lieu dans lequel évoluent les personnages est retiré, près d’une petite gare ; il pourrait être réel. Mais le quotidien est volontairement soustrait. Nous avons flouté tout ce qui est de l’ordre de l’argent, de l’intendance, de la manière dont ils s’organisent. Les repas sont très importants mais on ne se pose pas la question de qui les paye, ni de comment ils sont parvenus là, pas plus qu’on ne sait comment les gens sont arrivés, qui les a invités. Tous ces éléments donnent cette dimension de conte.


B. P. : Nous avons pris cette situation comme prétexte de théâtre. On joue aussi sur le fait que le lieu se construit et s’invente au moment même, y compris pour le spectateur qui est invité à s’amuser à l’inventer avec nous.


L. D. : Beaucoup de choses sont d’ailleurs énoncées, sans être présentes sur le plateau : un arc, les tableaux représentant la bataille de Cajamarca...


B. P. : On voulait travailler sur un rapport à l’imaginaire donc on se disait que nous n’avions besoin de rien, qu’on allait le plus possible convoquer par le jeu, par les mots, sans montrer.


E. D. : On ne s’est pas dit de façon radicale « on ne va rien représenter » mais au fur et à mesure cela faisait sens et cela apportait une malice dans le jeu, et une complicité entre les interprètes du fait qu’elles et ils doivent tout voir ensemble alors qu’il y a peu à voir, justement. Cela demande un effort, exige de faire appel à l’imaginaire et c’est assez jouissif.


B. P. : Il y a une convention de théâtre qui est mise à l’honneur, mise en avant et pleinement investie et à laquelle on fait confiance...


E. D. : Quand c’est là, avec le public, les gens voient les tableaux, et on le sent. Ils ne sont pas là, mais ils existent.


L. D. : Les autres acteurs et actrices sont mentionnés comme ayant participé à l’écriture et à la dramaturgie. Comment s’est fait le travail ensemble ?


E. D. : Benoît et moi avons amené l’univers, des matières et des fragments d’écritures, puis nous avons tissé le spectacle en commun : nous avons construit ensemble la fantaisie de la fiction, le quotidien et les rapports entre les personnages, mais nous avons aussi eu une réflexion partagée sur les contenus.


B. P. : De nombreuses choses sont nées du plateau... Comme ce lieu est permissif, qu’ils agissent à l’abri du monde, avec beaucoup d’activités et d’amusement sur ces activités, il y a eu beaucoup de recherches avec les acteurs et actrices autour de ce que ces personnages font, de comment ils s’occupent. On a beaucoup improvisé, et c’était très agréable à explorer, d’autant que le groupe que nous formions et les personnages de la fiction s’influençaient, se mêlaient. Si Eléna et moi avions toute la matière et tout ce désir de rapport à l’imaginaire, des axes et des idées, la fiction s’est écrite ensemble.


L. D. : Il y a beaucoup de légèreté et beaucoup d’humour... Pourquoi cette tonalité ?


B. P. : Il y a une deuxième source d’inspiration très importante, celle des banalystes, auxquels on a aussi beaucoup emprunté...


E. D. : La banalyse est un mouvement expérimental et critique qui a été initié par Yves Elias et Pierre Bazantay dans les années 80. Ils ont commencé par trouver un lieu et inviter des gens en leur envoyant des petits cartons annonçant le congrès de la banalyse. Et ils ont décidé que pendant dix ans, le même week-end, ils organiseraient ce non-événement en Auvergne. L’activité unique du congrès était d’accueillir les nouveaux congressistes à chaque heure de train. À part cela rien n’était prévu. Ils avaient un registre, tenaient le cahier des arrivées. Ils singeaient tous les aspects du congrès, en mettant à l’honneur un rapport à l’ennui et au banal. Les premières années ils étaient deux, puis au fur et à mesure, d’autres les ont rejoints. Année après année les choses se sont construites et inventées. Cela nous a beaucoup inspiré sur le rapport au temps, le rapport à l’ennui. Ils avaient aussi toute une poétique ferroviaire, le petit train, le viaduc, le réfectoire... qui nous a inspirée. Ils ont un humour du protocole qui est bien à eux et que l’on a emprunté. Il y avait là une pensée critique de l’événementiel et d’un monde où tout a une valeur marchande, où tout doit être efficace pour avoir un sens.


B. P. : On aimait bien leur idée de faire un événement qui se positionne contre une certaine frénésie de l’événement. Mais il y avait aussi l’idée de faire un événement qui va laisser les choses arriver puisque rien n’est prévu d’avance. Cela rejoint La Montagne magique sur la fluidité des choses. On a même repris à l’identique des activités dites futiles qu’ils organisaient, par exemple le lancer de pierres depuis le viaduc.


L. D. : Dans le spectacle il y a une forme de douceur, qui va parfois jusqu’à une forme de désuétude...


E. D. : C’est là où cela frotte avec le conte, ce qui participe aussi à la théâtralité. C’est lié aussi au langage. Cela nous plaît.


B. P. : On s’est dit que le langage devait être délicat et comme ce sont des personnages un peu aériens, la situation globale le devient... Les personnages ont le temps et parlent avec une certaine douceur, une certaine attention.
Par ailleurs on n’est pas en jeans et baskets. Les costumes ont été difficiles à trouver parce que nous avons essayé de ne pas les situer dans le temps sans que les personnages apparaissent comme appartenant à une classe bourgeoise. Par ailleurs, c’est intéressant de constater que cette désuétude, quand elle est juste, au bon endroit, participe au sourire. Cela raconte aussi que cette forme de douceur est a priori loin de nous et de nos habitudes...


L. D. : Définiriez-vous l’espace de cette communauté comme une utopie ?


E. D. : C’est une utopie dans le sens où les gens s’accueillent, s’écoutent, se considèrent mais ces rapports peuvent tout autant être déroutants, voire inquiétants. C’est mouvant, même pour chacun des personnages. Ce lieu de fiction est à la fois le plus bel endroit du monde et l’endroit qui accueille une des fresques les plus sanglantes de notre histoire. C’est peut-être cette cohabitation qui fait signe vers l’utopie...


B. P. : Les personnages sont connectés au monde d’aujourd’hui et sont donc aussi porteurs de vingt-et-un siècles d’histoire. Ils ne sont pas à côté de cela. Par exemple, le personnage de l’écrivain, Gürkan, écrit autour des cadavres et de la violence. Et les trois derniers mots de son discours sont « Gloire aux vaincus ». C’est au moins aussi important que le fait que cette communauté vit à l’écart. Je pense qu’ils se considèrent comme des vaincus eux-mêmes.
En filigrane, ce ne sont pas les vainqueurs de ce monde qui sont réunis là ! Ils font ce qu’ils peuvent... L’utopie n’était pas une intention de spectacle. Après, comme c’est une communauté qui vit à l’écart, qui s’organise autrement, certains y pensent... Nous avons travaillé à la construction d’un lieu autre, une hétérotopie telle que la définit Foucault : un espace concret qui abrite l’imaginaire, des lieux à l’intérieur d’une société qui obéissent à des règles qui sont autres

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