: Entretien avec Christian Rizzo
Propos recueillis par Cécile Teurlay, le 13 décembre 2011
Un désir de travail
A leur invitation, je suis allé à la rencontre des comédiens de la Compagnie de
l’Oiseau-Mouche. Leur ténacité, leur envie de travail, d’essayer chaque proposition, a
révélé un désir. Je me retrouve complètement dans cette importance de placer le
travail au centre. Quand je lance une idée, elle trouve une résonnance juste, parfois
troublante, peut-être plus qu’avec les gens avec lesquels j’ai l’habitude de travailler.
Chacun a un monde interne qu’il transporte et qui est juste sous la peau, tout près, ce
qui est rare. En général, ce monde reste au vestiaire. Chez eux, on sent qu’il est prêt à
déborder.
Un cadre plus qu’un sujet
Je n’ai pas plus de sujets que le cadre qui m’a été fourni au démarrage. Je me mets au
travail avec les gens pour chercher une résonnance avec ce cadre. C’est la rencontre
et le travail qui vont fabriquer le sujet dans un cadre donné, et pas l’inverse.
(Le projet s’inscrit dans le dispositif « Nouveaux Commanditaires » soutenu par la Fondation de France, médiation-production : artconnexion, Lille. La commande consiste en une oeuvre contemporaine appréhendable par un public non-voyant et par tout type de public. Elle devra permettre aux voyants de comprendre et d’imaginer la manière dont les aveugles perçoivent le monde, mais aussi celle dont les voyants peuvent se projeter dans une situation d‘aveuglement au sens propre comme au sens symbolique.)
Accepter l’invitation A propos des collaborateurs rassemblés sur le projet : les comédiens de la Compagnie de l’Oiseau-Mouche, le groupe Cercueil, Caty Olive, Sophie Laly.
Je suis interpellé par les gens qui font un pas vers moi, par cette démarche « d’aller
vers ». Ils viennent vers moi au regard de l’écho que crée mon travail avec le leur.
J’aime faire confiance à cette intuition.
J’ai envie d’avoir autour de moi des gens que j’invite ou qui s’invitent et dont
j’accepte l’invitation, pour que nous regardions ensemble dans la même direction
avec la singularité de nos visions. Je crois qu’on apprend beaucoup de l’autre, de la
manière dont chacun observe.
Rendre visible
Quand on a parlé des enjeux de cécité, un texte m’est revenu : l’interview de Claudia
Cardinale par Alberto Moravia. Quand il lui demande de se décrire, elle n’évoque
que son physique. Cela me renvoie à la difficulté de porter un regard sur nousmêmes.
Nous sommes obligés de passer par quelque chose pour nous observer : le miroir, le regard de l’autre… Cette idée de porter un regard sur soi-même à travers
les yeux de l’autre m’intéresse.
Moravia a également questionné Claudia Cardinale sur les moments où elle apparaît
et ceux où elle disparaît. Quand est-elle visible ? Pour moi, faire des choses simples,
dans un temps différé, c’est mettre un accent sur le visible qu’on ne regarde pas. J’ai
envie de rendre visible l’invisible, mais également le visible qu’on a sous les yeux
mais qu’on n’arrive pas à regarder. Parfois ce sont des micro-choses, mais elles
représentent des modalités de relations essentielles.
Aborder ces questions face à des gens qui voient mais aussi des non-voyants nous
rétablit tous à l’endroit du sensible, de la sensation. Est-ce qu’on voit par les yeux ou
est-ce qu’on voit par les sens ?
Laisser parler l’espace environnant
Je suis moins intéressé par Claudia Cardinale et Alberto Moravia que par ce qu’il
existe entre cet intellectuel et cette bombe objet. Il y a une inconnue dans leur
rapport, quelque chose qui est presque de l’ordre du fantomatique traverse
l’interview et cela me plaît beaucoup. Ce support m’a accompagné au démarrage,
car ma recherche consistait notamment à laisser parler l’espace environnant les
interprètes. L’action m’intéresse moins que sa résonnance dans l’espace.
Une vidéo en forêt
Cinq interprètes évoluent sur un plateau et vont, petit à petit, faire douter par leur
implication que ce théâtre en est bien un. On les voit se balader, et ils nous amènent à
nous demander : « sont-ils ailleurs ? »
De cette première recherche, est née l’envie d’une transposition par la vidéo, dans un
véritable espace extérieur, que j’ai l’impression d’avoir senti, métaphoriquement, en
intérieur. J’ai envie de tenter une promenade à l’aveuglette, en forêt, dans une
ambiance très onirique, voire peut-être tirant sur l’abstraction de l’image. C’est
l’occasion de travailler le flou, des gros plans, des rapprochements, assez indécis
puisqu’ils seront projetés sur une bâche plastique. Un nouveau cadre apparaîtra sur
ce plastique, support d’un autre imaginaire, fantomatique. Nous travaillerons aussi
un décalage temporel entre une parole en direct et des images qui émanent du passé.
J’envisage également d’installer une situation de contrainte : organiser une fête au
coeur de cette forêt, un repas au cours duquel les interprètes sont dos à la table et
doivent tout de même manger. C’est une situation totalement absurde qui loge
voyants et non-voyants à la même enseigne.
Une entité imaginaire
Je pense à une lumière qui tombe et à l’arrivée d’un sixième personnage qui dirait
simplement « Maintenant, on y va ». Il s’agirait d’une espèce d’entité imaginaire
surgissant dans le réel pour raccompagner ces cinq personnages. Il nous les enlève au regard, ainsi se finit le spectacle. Déjà en lien avec eux puisqu’il vient les chercher, il
est le témoin de la relation des comédiens avec un autre monde.
Prendre le temps de lire le réel
Le réel est irregardable tel qu’il est. Lorsqu’on marche au milieu d’une foule, on ne
regarde pas tout le monde. On passe de l’un à l’autre, on annule des choses, on en
transforme d’autres, on réduit les distances, on les élargit.
J’ai l’impression que le travail de l’artiste consiste à mettre en vibration ce réel avec le
sur-réel du regard, pour assurer une certaine viabilité à la réalité.
J’ai envie de faire des projets qui puissent servir de filtres de lecture du réel, comme
des lunettes. Mettre le doigt sur la simplicité de l’état des choses pour leur rendre
leur importance, leur force. Et pourquoi pas, inventer des mondes imaginaires à
l’intérieur de cette réalité. Je demande au public d’accepter de prendre le temps que
moi j’ai pris, de regarder comme on reçoit un cadeau.
Christian Rizzo
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