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Cyrano de Bergerac

+ d'infos sur le texte de Edmond Rostand
mise en scène Dominique Pitoiset

: Cyrano de Bergerac selon Philippe Torreton

entretien avec Daniel Loayza - Odéon - Théâtre de l'Europe

Daniel Loayza : Vous revenez à Cyrano après six mois d'interruption. Comment se passe cette reprise ?


Philippe Torreton : L'accueil est extraordinaire, comme à la création. Et comme on défend quand même des options de mise en scène très fortes, c'est toujours une joie énorme de voir à quel point ça marche, et combien les spectateurs sont enthousiastes devant cette pièce qu'ils disent avoir l'impression de redécouvrir. En fait, ce spectacle, c'est un peu chaque soir la rencontre de deux belles surprises : celle du public, qui entre dans un Cyrano très inattendu, et puis la nôtre, celle de la troupe, devant l'accueil qu'on nous fait. A chaque fois, les gens accompagnent la représentation, acceptent de jouer le jeu de cette dramaturgie et se laissent totalement embarquer. Ce qu'ils voient n'est pas ce qu'ils attendaient, c'est complètement autre chose et ça les transporte. Je suis content que Dominique Pitoiset ait eu cette audace-là, et qu'on ait tous pris ce pari avec lui, en fonçant tête baissée.

DL : C'est un Cyrano assez inédit... De l'intérieur, quel effet vous fait-il ?
PT : Oh là là ! C'est beaucoup de choses en même temps. J'ai commencé avec très peu d'élé- ments sur la philosophie du spectacle que recherchait Dominique. Je savais qu'il se réglait sur... comment dire... un curseur « psychiatrique », mais cela veut tout dire et ne rien dire. Je savais qu'on serait plongés dans une ambiance moderne, que les personnages seraient vraiment analysés du point de vue clinique. J'ai découvert le décor et la réalité des costumes lors des répétitions, en même temps que les autres interprètes, alors que pendant des semaines j'avais demandé à Dominique : « Fais-moi voir des trucs, quelque chose... » Et j'ai compris pourquoi il avait refusé de me montrer quoi que ce soit !... Ce en quoi il avait tort, car j'étais vraiment prêt à travailler avec lui quel que soit l'angle d'attaque de la pièce. Et donc, après cette phase, moi, j'ai été absolument – je ne sais pas comment dire ça. Cet objet dramaturgique, je l'ai tout de suite absorbé, assimilé sur le plan émotionnel. J'ai été bouleversé d'imaginer ces gens, ce petit aréopage d'êtres humains, qui noient leur détresse et arrivent à faire passer le temps en réveillant parmi eux ce monstre de pre- mier degré, ce porteur de moustache qui prétend s'appeler Cyrano. Ce point de départ déclenche des tas de micro-histoires dans l'histoire. Pendant les répétitions, on est passé par des moments absolument dingues. Aussi bien des passages à vide, où on ne savait plus où on en était vraiment, que des moments d'une émotion, d'une beauté, avec des propositions d'acteurs folles... On ne pouvait pas tout mettre. Le spectacle qu'on voit là n'est qu'un résumé incroyablement bref de tout ce par quoi on est passés en répétitions, et qui continue à nous nourrir. Il y aurait de quoi faire plu- sieurs mises en scène avec tout le matériau qu'on a inventé et que Dominique a suscité. Ca m'a touché au plus haut point. Parce que j'ai toujours trouvé qu'il y avait un paradoxe entre l'immense popularité de cette pièce, donc du personnage, et la réalité des sociétés dans lesquelles nous vivons.

DL : Quel paradoxe ?

PT : Avec Cyrano, nous applaudissons un héros intransigeant, autonome, refusant le compromis, qui va au bout de ses fidélité amicales, esthétiques, amoureuses, alors que nous vivons quand même dans un monde assez veule, assez lâche. Ca ne date pas d'hier, d'ailleurs... La promiscuité humaine entraîne forcément des comportements de cour, de salon, et limite nos ambitions de pureté. Le voilà, le paradoxe : le public réserve tous les soirs un triomphe à ce gars-là, mais en quittant le théâtre chacun se replonge dans un monde de préjugés, de compromis, de lâchetés, de sottises.


DL : Vous semblez rapprocher Cyrano du Misanthrope, comme le fait Pitoiset...

PT : Mais oui, bien sûr ! Sauf que sur un point, Cyrano me touche encore plus qu'Alceste. Cyrano se tient en-dehors de la cour. Alceste dénonce la cour alors qu'il est en plein dedans. On a envie de lui crier : « Mais casse-toi, arrache-toi de là, va-t'en dans ton désert ! » Cyrano, lui, est déjà parti, déjà ailleurs, dans une autre vie très loin des boudoirs et des salons, une vie où d'une certaine façon Alceste continue à se complaire. C'est d'ailleurs un personnage que j'aimerais jouer, juste- ment pour cette contradiction qu'il porte. Pour son côté crache-dans-la-soupe alors qu'il y patauge, dans cette soupe... Cyrano, pas du tout. C'est quand même une des très rares pièces, je trouve, où le personnage tire sa révérence en disant son fait au public qui le regarde ! Je ne peux pas m'em- pêcher de penser que quand il dit « Qu'est-ce que c'est que tous ceux-là ! Vous êtes mille ? », il parle des sept cents ou mille personnes, de la masse des spectateurs qui sont en train d'assister à sa mort. C'est à ce genre de détails que je sens que cette pièce est vraiment géniale, contrairement à ce que croient encore certains qui la considèrent au mieux comme une bluette historique en vers de mirliton pas trop mal écrits. Je trouve que c'est une grande pièce et bien plus encore – oui, elle est vraiment géniale. Beaucoup plus profonde, grave, tragique qu'on ne croit. Ce héros-là, ce n'est pas seulement une « force qui va », comme disait Hugo, mais une force qui s'en va, qui meurt, en n'étant pas dupe de ces gens qui vont l'applaudir dans deux secondes quand il aura dit son dernier mot, le mot « panache ».

DL : Vous le voyez comme une sorte de bouc émissaire ?

PT : Oui, ou d'alibi. Nous autres, nous pouvons continuer à vivre ici-bas dans notre monde, puisqu'on a été capable d'y écrire Cyrano. Il rachète quelque chose de notre médiocrité, donc ce n'est pas mal... On a Cyrano, ça va ! Souvent ces personnages-là nous permettent de nous défausser un peu... Normalement, c'est un type d'homme qui devrait nous déranger. Son intransi- geance devrait nous renvoyer à nos lâchetés, à nos compromissions, à nos vies dans tous ces petits microcosmes, quels qu'ils soient d'ailleurs – oui, ce gars-là devrait être un sacré gêneur !
D'ailleurs une excellente façon de l'assimiler, de le digérer pour nous permettre de nous accommo- der de ce qui est si dérangeant chez lui, c'est de le porter aux nues. Et de ne pas écouter le mes- sage. Quand j'entends parfois certaines personnes me parler de cette pièce, y compris des gens de théâtre, je suis très étonné qu'on me cite quasiment toujours les mêmes vers. J'en parlais aux élè- ves du Théâtre national de Bordeaux-Aquitaine la semaine dernière. Tout le monde me cite la tirade des « non merci ». Ou plutôt les « non merci » en eux-mêmes. Je vois bien pourquoi : la même formule revient plusieurs fois, en anaphore, et elle est mémorable. Donc, on se rappelle le geste de refus.
Mais ce qui est formidable dans ce texte, ce ne sont pas les « non, merci ! ». Ce sont les raisons que donne Cyrano pour rester tel qu'il est, refuser de subir l'influence d'autrui, ne pas être asservi à des pouvoirs quels qu'ils soient. C'est cet argumentaire, cette liste des motifs pour repousser toute compromission, qui est d'une puissance extraordinaire. Le cour de ce que dit Cyrano n'est pas si connu que ça. De ce point de vue, le parti-pris du spectacle, qui est de plonger tous ces personnages dans un monde interné, un univers psychiatrique, nous autorise justement un premier degré incroyable. On peut tout se permettre, on peut tout jouer avec le code que semble réclamer l'écriture. Parce qu'il y a différentes écritures dans cette pièce, comme dans beaucoup de chefs-d'oeuvre. Il y a des moments de farce, du comique, de la tragédie, du lyrisme, du grandilo- quent. C'est comme dans Shakespeare : le tragique ne doit pas l'emporter, y compris dans Hamlet. Même là, il y a des scènes qui doivent être drôles – sinon, c'est plat.
Shakespeare l'avait compris : le jeu de mots peut être un condensé de sens, un raccourci stupéfiant. Un gag peut résu- mer toute une vie. Quelqu'un qui se trompe, quelqu'un qui trébuche, dans le bon contexte – ça dépend qui tombe et sur quoi – un geste d'une seconde peuvent valoir trois volumes de commen- taire. Rostand connaît cette profondeur d'écriture-là, ce télescopage des tons et des genres. Notre parti-pris nous permet de prendre tout ça à bras le corps, d'une façon très franche.


DL : Vous le jouez à fond tous les soirs...

PT : C'est la moindre des politesses à l'égard d'un tel personnage. Il faut s'engager, vraiment, dans l'écriture, dans les mots, il faut les faire sonner, les faire entendre. Un acteur qui se contenterait de débiter un texte pareil, ce serait un outrage. Cyrano veille avec tellement de soin sur la langue, il prend tellement de soin à dire son fait à l'autre, et à s'expliquer sur ses pulsions, sur ses envies, sur ses principes ... « Se battre ou faire un vers », comme il dit. Un tel être de batailles et d'écriture, un énergumène qui place si haut l'absolu de l'amour, mérite qu'on s'y attelle sans réserve et qu'on fasse tout pour lui, qu'on fasse tout entendre, tout voir, tout rebondir. Y compris ses failles, ses contradictions, ses faiblesses.

DL : Par exemple ?

PT : Je pense à un des derniers vers, quand il dit à Roxane : « Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas ! », quand il se trahit...

DL : Comment le comprenez-vous ?

PT : C'est plus fort que lui. C'est un lapsus de mourant. Il ne peut pas tenir, il ne peut plus nier, parce qu'il est partagé, déchiré. D'un côté, il veut protéger la croyance de Roxane, préserver le mythe sur lequel elle a vécu : elle se figure que celui qu'elle aime, l'auteur de ces lettres sublimes, c'est Christian. Et en même temps elle presse à ce point Cyrano qu' il est finalement forcé de réali- ser que sous prétexte de la protéger il est en train de lui mentir, et que la plus haute forme de res- pect pour elle, c'est peut-être de lui avouer cette vérité qu'il ne peut pourtant pas énoncer. Et donc, il doit dire sans dire : « oui, vous avez raison, je vous aime » – prononcer et biffer ces mots, les raturer à l'instant même où ils résonnent... C'est un lapsus de quelqu'un qui ne peut plus cacher ni se cacher – face à la mort, face à la bien-aimée, face aux questions qu'elle pose.

DL : Mais il ne peut lui dire la vérité que parce qu'il va mourir...

PT : Voilà. C'est la fêlure de la pièce : s'il avoue son amour, il meurt. C'est comme si c'était la condition du pacte de Cyrano avec Christian. S'il dévoile le truc, il est mort. Il lui avait dit, à l'acte II : « Je serai ton esprit, tu seras ma beauté ». C'est quasiment faustien... Cyrano ne peut pas croire qu'il puisse être aimé. Il a grandi dans la certitude qu'il n'était pas beau. Et quand on n'est pas beau, on n'est pas aimable.
C'est ce qu'il confie finalement à Roxane, mais il ne peut le lui dire qu'à l'extrême fin : « Vous ?... Au contraire ! J'ignorais la douceur féminine. Ma mère / ne m'a pas trouvé beau. Je n'ai pas eu de sour. / Plus tard, j'ai redouté l'amante à l'oeil moqueur. » D'où son silence avec la bien-aimée. Il ne veut pas lui avouer qu'il l'aime, parce qu'il est convaincu que lui- même ne peut pas être un objet d'amour. C'est ce silence qui le fait exister ailleurs, qui le pousse à inventer la figure de Cyrano...
Il s'est construit sur ce désespoir-là, sur cette parole retenue. Il ne peut en parler, s'ouvrir, avouer, qu'au moment de disparaître. Sa fureur guerrière, son côté « s'en fout la mort », vient d'une immense frustration. Il n'est absolument pas normal de risquer sa vie deux fois par jour pour aller poster une lettre ! Il n'est absolument pas normal d'aller tout seul porte de Nesle affronter une centaine de spadassins qui veulent massacrer Lignière, un copain poète et alcoolique ! Cyrano est quelqu'un qui se dit : « De toutes façons la vie ne m'a pas autorisé à aimer, donc... » Donc, c'est un peu tout ou rien, l'existence sublime ou le suicide. Ou une façon de combiner les deux à la fois : en amour je ne suis rien, partout ailleurs j'existe en surrégime. Quand il dit à Le Bret : « Qui j'aime ?... Réfléchis, voyons », il faut voir comment il arrive à sa conclusion, car sa confidence est une conclusion : vu « ce nez qui d'un quart d'heure en tous lieux me pré- cède », puisque je suis tellement laid que « le rêve d'être aimé même par une laide » m'est défini- tivement fermé, alors autant y aller franchement : « j'aime – mais c'est forcé ! – la plus belle qui soit ». Autrement dit, puisque ça ne peut être que du rêve, autant rêver large !


DL : Ce n'est pas trop épuisant de jouer un personnage qui se veut toujours au sommet de soi-même ?

PT : C'est usant, ça fatigue, mais c'est exaltant. Les autres aussi auraient de quoi être fatigués. Après-demain, mercredi, à Rennes, on va aborder la 80ème. On est une belle troupe, on s'entend merveilleusement bien. On était émus et joyeux de se retrouver. C'est essentiel pour moi d'être accompagné de gens qui sont vraiment heureux de faire ce spectacle. Dans une distribution, et je comprends cela très bien, quand on n'a qu'un ou deux petits rôles, on peut éprouver une sorte de lassitude, et quand certains acteurs en ont un peu assez, on peut le ressentir...
Mais là, il ne s'agit tellement pas de ça, c'est un spectacle qui implique tellement tout le monde. Nous sommes vrai- ment onze sur le plateau. Bien sûr, c'est moi qui parle le plus, mais nous sommes pratiquement tous là tout le temps. La troupe a quelque chose de fort à jouer d'un bout à l'autre. Et ça se répercute sur l'état général. Il faut cette énergie pour aller chaque soir chercher les spectateurs. Quand les gens s'installent et voient le décor, comme il n'y a pas de rideau, ils ont tout le temps de se dire : « Ah non, quand même, ce n'est pas possible, Cyrano là-dedans, non ! »... Et pourtant à la fin c'est tellement le contraire, ces mêmes gens viennent nous dire : « Mais on l'oublie ! On oublie le décor, et quand le décor nous revient quand même, on se dit qu'il est hyper-juste et on se demande comment on a pu le monter autrement... »

DL : C'est qu'on assiste en direct à la naissance d'un personnage occupé à se mettre au monde...

PT : Oui, bien sûr, pendant tout le temps de la représentation... Je commence à jouer en m'arrêtant en pleine phrase parce que je viens de m'apercevoir qu'il y avait là du public. Je m'avance, et c'est là que je dis à toute la salle : « Que tous ceux qui veulent mourir lèvent le doigt. » Comme s'il se demandait : mais c'est quoi, là, ce trou noir... Et à la fin de l'acte V il a sa réponse : « Ah, je vous reconnais, tous mes vieux ennemis ! »
Entretemps, petit à petit, le jeu s'est organisé autour de lui, celui qui a eu l'intuition que ce trou noir, là, c'était le public. Les autres, ses compagnons, restent enfermés dans un espace sans trou et sans issue. Pour eux, chaque fois que Cyrano regarde la salle, c'est comme s'il regardait le mur du fond. Et donc, ce spectacle met aussi en scène aussi le temps de la représentation. Grâce à Cyrano, grâce à son premier degré ou à son intuition instinctive d'un monde d'avant l'enfermement – à moins qu'il ne l'ait jouée, ou qu'il n'ait été lui-même un spectateur absolument conquis par cette pièce... – en tout cas, grâce à lui, on se remet dans le temps et la géographie d'une représentation théâtrale. Comme si lui, à force de regarder le public, obligeait finalement les autres à faire comme lui. Et à se regarder eux-mêmes dans le miroir qu'il tend.

DL : Un miroir assez sévère...

PT : Implacable. Qui peut oser dire « Oui, oui, bien sûr, je suis comme Cyrano » ? Personne. Même le plus bravache des va-t-en-guerre. Il est un miroir d'une pureté absolue sur notre condition d'animal social...

DL : Ce miroir, est-ce qu'on n'est pas obligé de le briser en fin de représentation ?

PT : C'est lui-même qui le brise pour le public. Il a cette dernière courtoisie : il se brise pour que le public n'ait pas à le faire.

DL : Mais entretemps il a conquis le costume du rôle...

PT : Oui, au bout de cinq actes, il a bien gagné le droit de l'endosser au moment de revenir prendre congé. Sa toilette funèbre... C'est un moment d'une très grande émotion. Le fantasme s'incarne. Cyrano est passé dans l'autre monde.


Propos recueillis le 20 janvier 2014

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