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Courts-Circuits

+ d'infos sur le texte de François Verret
mise en scène François Verret

: Entretien avec François Verret

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Comment naissent vos projets ?


François Verret : Je n’ai pas de vision prédéterminée de ce que sera mon projet, car je n’imagine pas mon travail sans les collaborations des artistes qui m’entourent. Ces collaborations sont toutes “mères” de ce projet : elles participent étroitement à la conception de sa dramaturgie, de sa scénographie. La première étape d’un projet réside donc dans la constitution d’une équipe d’artistes qui cherche avec moi. Chercher seul ou ensemble tout ce qui va concourir à la construction d’une oeuvre est déjà, selon moi, un art. D’essai en essai, d’empirisme en empirisme, peu à peu, des points de certitude surgissent et deviennent, dans un premier temps, nos appuis temporaires, avant de devenir parfois de solides ancrages. Il y a donc, dans notre processus de création, un mélange de réflexion personnelle et de réflexion collective avec toujours une inconnue : comment se passera cet échange de pensées ? Les singularités de chacun doivent ensuite s’esquisser en actes, avant la longue ligne droite de plusieurs semaines de travail ancré dans un lieu unique.


Tous les artistes qui vous entourent participent-ils ensemble à ces semaines de travail ?


Non, c’est impossible dans les conditions financières qui sont les nôtres. En fait, chacun vient déposer pendant quelques jours un essai, qui se réalise à deux, à trois ou à plus. C’est à partir de ces essais successifs que se construit le spectacle.


Vous utilisez des matériaux très divers pour construire vos spectacles. Qu’en est-il pour votre nouvelle création Courts-Circuits ?


C’est ma lecture subjective, mon regard sur des documents littéraires, cinématographiques, photographiques, musicaux et picturaux que je fais partager. Certains des artistes avec lesquels je travaille lisent ces textes ou regardent ces films, mais ce n’est pas une nécessité. Ce sont des points forts, à partir desquels nous construisons notre travail. Ils sont nombreux et s’ajoutent les uns aux autres, certains n’arrivant même qu’au début des répétitions. Pour Courts-circuits, je me suis intéressé à un roman de Don DeLillo, L’Homme qui tombe, à un texte du neurologue Oliver Sacks, L’Éveil, cinquante ans de sommeil, aux films d’Abel Ferrara, mais aussi à Sarah Kane, à Pasolini, à Walser et à son magnifique Institut Benjamenta. Ces partenaires absents du plateau, je les choisis parce que je me reconnais en eux, parce qu’ils me touchent intimement.


Votre choix est-il donc plus intuitif que rationnel ?


Bien sûr. Quand je lis Don DeLillo, j’ai une très forte image qui me vient. Celle du brouillard, qui répond à une sensation que j’ai en ce moment sur notre horizon commun et sur mon propre horizon. J’ai le sentiment que ce sera le coeur de cette nouvelle création. Viennent ensuite d’autres sensations : perte de repères, flottement, fragilité extrême, incapacité à savoir où l’on est et où l’on va, questionnement sur la nécessité d’aller quelque part. Dans les jours qui ont suivi le 11-Septembre 2001 et l’effondrement des tours à New York, il y a eu un état post-traumatique dont parle très bien Don DeLillo. Il traduit d’ailleurs ce trouble dans sa propre littérature, en utilisant une langue qui doute d’elle-même. Cette catastrophe n’a été que la première d’une longue série programmée par notre aveuglement et, même si nous y avons survécu, rien ne garantit que nous survivions à celles qui s’annoncent. Dans le monde d’aujourd’hui, nous partageons l’expérience que Don DeLillo installe au centre de son livre. En faisant de son héroïne une femme qui dirige des ateliers d’écriture réunissant des gens chez lesquels affleure une sorte de bégaiement d’Alzheimer, il installe comme un enjeu la recherche des mots, qui permettent de dire la sensation d’être au monde. La finalité de cet endroit, l’atelier d’écriture, peut se visiter théâtralement. Nous pouvons donc être les passeurs de cette parole.


Pensez-vous que ce sentiment d’un horizon quasi-invisible, dans le brouillard, soit intensément partagé ?


Certainement, très communément partagé, même par les adolescents, nos enfants. Pasolini disait que les fils paient la faute des pères. Aujourd’hui, la question n’est plus seulement celle de la faute, mais aussi la question de « Pourquoi la faute ? » J’ai l’impression, sans être paranoïaque, que cette faute est souvent provoquée, cultivée sciemment ou inconsciemment, par des forces repérables. C’est là que nous devons aborder la question politique. Si réellement une société néolibérale, du moins telle qu’elle se développe aujourd’hui, corrompt l’art de vivre et l’idéologie, alors l’horizon est obligatoirement plongé dans le brouillard. Cette économie néolibérale détermine de nombreux états d’être au monde et entraîne notamment le développement de somatisations qui sont la seule réponse possible de ceux qui ne peuvent plus, ne veulent plus, ne croient plus, n’y arrivent plus… Alors pourquoi ne s’arrêteraient-ils pas ? La maladie du sommeil qu’Oliver Sacks nomme « encéphalite léthargique », provoquée par un virus, ne pourrait-elle pas se répandre parmi tous ceux qui, un jour, décident qu’ils ne décident plus et disent : « Faites de moi ce que vous voulez, je m’abstrais de tout choix, je m’absente de ce monde où je n’ai plus de place » ?


Le plateau du théâtre est-il le lieu privilégié pour faire entendre cette situation ?


C’est le lieu de la fiction, l’endroit où l’on peut sortir du temps, du circuit, l’espace où l’on peut réinventer un temps organique, qui croise nos subjectivités et qui n’a de compte à rendre à personne. C’est le lieu où l’on peut s’autoriser à renouer avec nos ancrages, nos mémoires. Sur le plateau de théâtre, peuvent revenir les figures du passé qui nous hantent, avec qui nous avons encore envie de parler. Ce sas de décompression est un espace-temps qui réinvente son temps, qui permet de se mettre « hors circuit », d’exprimer une conscience critique violente, à l’égal de celle de Jean Genet qui prônait la violence contre la brutalité, une conscience politique contre un système de brutalité. Il s’agit de pouvoir continuer à respirer avant étouffement. Au théâtre, cette violence peut être dite de façon très nuancée, très doucement, calmement, mélancoliquement. C’est cette vision qui va être partagée et questionnée par tous ceux qui sont réunis sur le plateau, dans un mouvement polyphonique et choral.


Cette brutalité du système n’apparaît-elle pas de façon plus évidente aujourd’hui, en période de crise ?


Elle apparaît plus clairement, mais il est toujours aussi difficile d’identifier l’adversaire. Car cette brutalité est de plus en plus diffuse. Je pense qu’il faut identifier calmement et sans peur cet adversaire que l’on peut qualifier de différentes façons, en allant jusqu’à néo-fasciste si nécessaire. Comme le disait Heiner Müller, j’ai l’impression qu’il s’agit d’engager une bataille contre l’hydre. Le storytelling, la communication narrative, fabrique sans relâche des énoncés et des images qui font écran à ce que serait un regard subjectif, un regard d’anthropologue qui descellerait les causes du mal-être que l’on ressent.

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