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Ce qu'il faut dire

+ d'infos sur le texte de Léonora Miano
mise en scène Stanislas Nordey

: Entretien avec Stanislas Nordey (2/2)

par Fanny Mentré

La parole de Maka est, comme tu le dis, très juste, mais son ressentiment lui fait du mal : comment vivre avec ?


Oui, mais comment ne pas être habité de ressentiment ? C’est toute la question. Quand on est Afropéen − c’est le terme utilisé par Léonora Miano pour nommer les gens qui ont des ascendants africains mais ont grandi en Europe où ils sont minoritaires −, que fait-on de l’héritage historique, et comment vit-on le présent dans la société française ? Il y a des tentations multiples qui ne sont pas forcément les bonnes, ce qu’on appelle « l’assimilation  », ou au contraire vouloir inverser le pouvoir, le reprendre sur l’homme blanc, faire payer à l’autre ce qu’il a infligé aux ancêtres − ce que je peux tout à fait entendre.
De même, si j’étais petit-fils d’un Algérien tué pendant la Guerre d’Algérie, j’imagine que j’aurais du mal à ne pas ressentir de rancœur... C’est notamment ce dont parle le texte et que je trouve beau : à quel point il est difficile d’échapper à des rôles dont on a envie de se saisir parce qu’ils sont immédiatement évidents.  « Tu as fait souffrir les miens, je ne vais pas te pardonner.  » C’est simple, entendable et, d’une certaine manière, ça peut être indiscutable.
J’aime le regard de Léonora Miano, son acuité, la façon dont elle bouscule les schémas de pensée. Dans Afropéa, elle questionne la position d’Aimé Césaire et la notion de Négritude : est-ce qu’elle n’a pas entretenu une vision racialiste du monde ? Ce n’est pas une position facile, mais elle va au bout des interrogations.


Tu as évoqué la présence d’une percussionniste dans le spectacle, peux-tu parler de ce choix ?


Le texte est tellement musical qu’une présence instrumentale s’imposait. J’ai demandé à Oliver Mellano de composer la musique. En découvrant le texte, j’ignorais que Léonora avait créé ces chants dans le cadre de récitals et avec un batteur, Francis Lassus ; je l’ai appris ensuite. Alors quand Olivier m’a parlé de percussions, j’ai été sceptique dans un premier temps car je ne voulais pas avoir l’air de singer ce qu’avait fait Léonora. Mais c’était un faux problème : je n’ai pas vu ces récitals, Olivier non plus. J’ai toute confiance dans le dialogue que nous avons instauré depuis plusieurs spectacles maintenant (ils travaillent ensemble depuis 2013, dernièrement sur Qui a tué mon père). C’est lui qui m’a présenté la percussioniste Lucie Delmas. Olivier compose la musique qui sera performée par Lucie en direct.
Il y a trois dispositifs différents : une première partie où la présence de la percussionniste est très discrète, une deuxième partie où elle est en duo avec l’actrice − avec seulement la caisse claire − et une troisième partie avec une présence plus  « symphonique  » dans l’esprit, un déploiement plus ample.


Dans l’esthétique du spectacle − scénographie, costumes − est-il question d’inspirations africaines ?


Non, pas du tout. Dans toutes les propositions de scénographie ou de costumes, l’enjeu n’a jamais été de situer cette parole en Afrique, ce serait un contresens. Dans le premier chant, le  « tu  » s’adresse aux personnes à la peau blanche. Le second chant, on pourrait se dire que c’est une adresse à nous tous et le troisième est un dialogue possible entre deux personnes qui ont la peau noire mais là encore, cela se passe en France − ou en tout cas en Europe.


Dans le spectacle, ce sont trois jeunes femmes et un homme qui ont la peau noire − Afropéens ou non. Léonora ne se définit pas elle-même comme Afropéenne car elle a grandi au Cameroun, mais elle a vécu de nombreuses années en France avant de vivre à nouveau en Afrique. Quand elle parle de son essai Afropéa, elle dit avoir pensé à sa fille, qui est née et a grandi en France. Je pense que ça a pu être un déclencheur de beaucoup de ses questionnements et réflexions. Léonora Miano écrit, en quelque sorte, de deux endroits : du continent africain lié à ses ascendants et du continent européen − de la France − lié à sa descendance. Elle-même, de par sa trajectoire, est au cœur des deux continents.


De plus en plus de voix s’élèvent aujourd’hui pour parler de la colonisation. Dans le troisième chant, Léonora Miano convoque le passé et offre une autre voix, singulière, pour aborder la mémoire...


L’histoire est toujours racontée du côté des vainqueurs et jamais de celui des perdants. En ce moment, on célèbre toujours Napoléon − même si certaines voix critiques s’élèvent − mais on n’a jamais célébré celles et ceux qui sont morts sur les barricades de La Commune. Ce que dit le texte à cet endroit est très beau : oui, on pourrait − et on devrait − baptiser des places et des avenues du nom des personnes emblématiques qui se sont opposées à l’esclavage et ont résisté − comme Louis Delgrès ou Solitude −, mais est-ce qu’il n’y a pas autre chose à se raconter aussi ? Cette histoire magnifique, incroyable, à la fois de résistance et de résilience − tout est mêlé −, ce qui n’est pas l’Histoire mais les histoires singulières de tous ces gens inconnus.
Maka est un « Monsieur Tout-le-monde » et c’est très beau comme, partant de lui, Léonora Miano réouvre des perspectives pour tout le monde justement. Ce qui est intéressant, c’est que ce texte et le spectacle s’inscrivent dans le contexte d’aujourd’hui, où ces questions sont ouvertes mais où les voix qu’on entend sont souvent extrêmement clivées. La parole de Léonora Miano risque d’être confisquée d’une manière ou d’une autre. Par exemple, si on ne se polarise que sur le fait d’abattre les statues de Colbert et d’ériger à la place des statues de résistants au colonialisme – ce sont des débats nécessaires mais qui pourraient, à un moment, réduire la question. Or, je pense que la tentative de Léonora Miano est de réouvrir des champs, des possibilités. Et elle-même dit que ce n’est pas gagné.


Les actrices et moi avons parlé de notre peur − parce qu’on sait que c’est un terrain miné. Il faut qu’on arrive à porter cette parole en étant au bon endroit, sinon on peut créer du contresens. Si l’on fait de La question blanche − qui est une adresse à un « tu » étant l’homme blanc européen − un réquisitoire contre les Blancs qui sont dans la salle, on est complètement à côté de la plaque. Or, on s’est aperçu, lors des premières lectures, qu’on pouvait avoir tendance à aller dans ce sens... parce qu’on répondait, nous aussi, à des schémas que nous avons dans la tête.
J’ai voulu travailler avec ces trois jeunes femmes parce qu’elles ont une conscience aigüe des questions abordées dans ces trois chants. Elles sont mises en mouvement et concernées par ce qui se dit, sont traversées par des questionnements, sont parfois d’accord ou pas, parfois perplexes.
Léonora met la barre très haut, c’est ce qui nous plaît profondément. En même temps, elle n’est jamais donneuse de leçons, elle est à l’endroit de la question et de l’ouverture. C’est ce que j’ai toujours aimé au théâtre. La difficulté est : comment ne pas en faire un spectacle politique, un « spectacle -tract », militant ? Le texte est politique, au sens large du terme, mais n’est absolument pas didactique. Il y a une réelle écriture, une rythmique qui emporte et, ce qui est beau, c’est qu’on ne voit pas les choses arriver avant d’être pris par la charge poétique.


Tu as des ascendants noirs. Est-ce que tu souhaites en parler et est-ce que cela induit un rapport particulier à ce texte ?


Je ne peux pas ne pas en parler. Cela ne se voit pas, mais je suis Afro-descendant. Le père de Véronique (Nordey) était Martiniquais et si l’on remonte plus loin, ses ancêtres viennent d’Afrique.
Nordey vient de l’Amiral Dorney : quand les esclaves étaient affranchis, ils prenaient parfois le nom anagrammé de leur  « propriétaire  ». C’est une branche de ma famille et de mon histoire, importante pour moi depuis toujours.
Ce texte me touche aussi à cet endroit. Dieudonné (Niangouna) m’a emmené à Pointe-Noire, où l’un de mes ancêtres a été mis dans la cale d’un bateau qui a traversé l’Atlantique. Aller à Brazzaville et Pointe-Noire était une expérience particulière en ce sens aussi. Par mes origines, j’appartiens à cette histoire-là, mais là-bas j’étais vu exclusivement comme un Blanc − puisque cette histoire, je ne la porte pas sur ma peau. On en revient à la question de la nomination, de la désignation : ce sont les Blancs qui ont dit aux gens des populations subsahariennes qu’ils étaient Noirs. Une frontière a été créée, une distinction a été faite entre les êtres par la couleur de la peau. Alors peut-on repenser les choses autrement ?


  • Entretien réalisé par Fanny Mentré, collaboratrice artistique et littéraire au TNS, le 12 juin 2021
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