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: Entretien avec Marie Rémond et Sébastien Pouderoux

Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française, juillet 2015

Comme une pierre qui… a pour point de départ le livre de Greil Marcus Like a Rolling Stone, Bob Dylan à la croisée des chemins. D’où est née l’idée de faire un spectacle sur l’événement qu’a été l’enregistrement de Like a Rolling Stone ?


Marie Rémond. Éric Ruf avait vu les deux précédents spectacles que j’avais montés, avec Sébastien Pouderoux et Clément Bresson : André – d’après Open d’André Agassi – dont le sujet était le sentiment de dépossession, et Vers Wanda qui relatait la difficulté de la réalisatrice américaine Barbara Loden, épouse d’Elia Kazan, d’exister aux côtés d’un « monstre sacré du cinéma ». Il m’a demandé de lui faire une proposition ; la figure de Bob Dylan me trottait dans la tête depuis un moment déjà. J’ai été élevée par un fan absolu de Dylan, et je baigne dans l’univers de ses chansons depuis ma plus tendre enfance. Cependant, faire un spectacle sur cet univers me semblait trop général. Il se trouve que j’étais en train de lire le livre de Greil Marcus, dont l’épilogue retranscrit la session d’enregistrement, en studio, en 1965, d’une des chansons mythiques de Dylan : Like a Rolling Stone
Cette retranscription était une base idéale pour ce que j’avais envie de raconter : qu’est-ce qu’un processus de création ? Elle s’inscrivait bien dans la proposition d’Éric Ruf, destinée justement au Studio-Théâtre de la Comédie-Française. Le spectacle que nous allons inventer devra faire environ une heure, et c’est à peu près la durée de la session relatée dans le livre… Nous allons essayer de créer quelque chose avec les comédiens, comme Dylan et ses musiciens l’avaient fait : presque à partir de rien !


Sébastien Pouderoux. C’est de cette façon que nous avons toujours travaillé. Marie arrive avec des propositions, disons, insolites, qui nous forcent à nous demander comment nous allons les réaliser, à travailler sur des processus de création. Ce que ces projets ont en commun, je crois, c’est qu’en racontant l’histoire de personnes précises, ils parlent aussi de tout autre chose. André, par exemple, tout en évoquant la star du tennis André Agassi, parle du doute, du sentiment de ne pas s’appartenir, d’être à côté de soi – en somme, du désir d’une autre vie. C’est par ce biais que l’on met de la verticalité dans ce qui, au départ, ne relève que de la biographie. La particularité du travail de Marie, c’est d’arriver à faire émerger, à travers ces vies-là, ces parcours-là, des thèmes plus vastes, plus universels. La dépossession dans André, le sentiment de ne pas exister dans Vers Wanda. Et dans Comme une pierre qui…, nous traiterons de la création. Ou plutôt ce qui précède l’acte créateur, comment il naît.


À quoi cette session d’enregistrement de Like a Rolling Stone a-t-elle ressemblé ?


M.R. Au départ, tous ces musiciens ne savaient absolument pas où ils allaient. Étaient réunis Dylan, d’abord au piano, puis à l’harmonica et à la guitare ; Mike Bloomfield, guitariste déjà très expérimenté malgré ses 22 ans, que Dylan avait invité ; Al Kooper, jeune guitariste lui aussi, grand fan de Dylan qu’il rencontre pour la première fois… et qui se décourage complètement en apprenant que son idole le destine à jouer… de l’orgue ; Paul Griffin, pianiste déjà reconnu, qui devra laisser l’orgue à Kooper pour ne jouer, cette fois-ci, que du piano ; et Bobby Gregg, à la batterie. S’y trouvaient aussi deux autres musiciens, à la basse et au tambourin, que nous ne représenterons pas. Enfin, il y avait le producteur Tom Wilson, que l’on entend beaucoup, car c’est lui qui, à chaque fois, lance les prises. En regardant les photos de cet enregistrement, on se rend compte qu’aucun musicien n’avait de partition devant lui. On est loin de ce que l’on imagine d’un enregistrement d’une chanson aujourd’hui. Avec Dylan, ce jour-là, personne ne sait même combien de temps va durer la chanson ! Chaque prise offre une version totalement différente de la précédente. Les musiciens ne sont pas obligatoirement d’accord entre eux. D’ailleurs Dylan ne s’adresse pas directement à eux ; il utilise un intermédiaire, Mike Bloomfield. En tout, l’enregistrement comptera vingt-quatre prises, dont quinze sont retranscrites dans le livre ; elles constitueront la base de notre spectacle.


Que révèlent ces prises ? En quoi constituent-elles un support intéressant pour un spectacle ?


M.R. C’est passionnant d’avoir accès à l’envers du décor, d’être la petite souris qui découvre comment est né un chef-d’oeuvre, les grands tubes ; en lisant le récit et la retranscription de Greil Marcus, on se rend compte que cela n’a rien à voir avec ce qu’on peut imaginer. Il me semble que lorsqu’on crée un spectacle, surtout collectivement, on se trouve exactement dans ce type de processus. On se demande toujours : « Qu’est-ce qui fait que, tout à coup, cela “marche” ? » Et on se rend compte que cela ne tient vraiment pas à grand-chose. Dylan et ses musiciens auraient pu passer à côté de la chanson mille fois. Ils auraient pu se décourager et tout laisser tomber ; comment une chose peut-elle exister quand il y a, au départ, tant d’envies différentes ? Or, beaucoup de gens de théâtre de ma génération travaillent aujourd’hui « à partir du plateau », sans texte préexistant, en essayant d’inventer quelque chose. C’est cela que nous voulons questionner. Dylan dit qu’il a « vomi » ce texte, ces vingt pages, alors qu’il n’arrivait plus à écrire, qu’il bloquait ; et tout à coup, il écrit Like a Rolling Stone… Il ne dit pas que ce qu’il a composé va être une chanson, il parle d’un poème, d’une sorte de long poème… Et quand « cela » devient une chanson, personne, ni lui ni ses musiciens, ne sait quelle forme elle va prendre ; tous sont à des endroits un peu différents. Je trouve que ce geste peut aussi parler pour le théâtre, pour cette forme de création.


S.P. Cet enregistrement de 1965 révèle aussi des « sous-couches » ; le sous-titre du livre est À la croisée des chemins parce que Dylan traversait alors une période particulière ; bien que jeune, il était déjà extrêmement connu avec des chansons comme Blowin’in the Wind ou The Times They Are a Changin’, hautement contestataires et à grande portée politique. Il avait cette image de chanteur folk qui se produisait en solo ; or, un beau jour, lors d’un concert, il s’était emparé d’une guitare électrique, symbole du rock (sans arrière-pensée particulière d’ailleurs), et on l’avait appelé Judas. On pense qu’une chanson mythique comme Like a Rolling Stone doit forcément avoir été soigneusement préparée… Voyant le caractère anarchique de l’enregistrement, on constate un immense décalage entre sa portée sur les générations futures – ce qu’elle a symbolisé dans l’histoire du rock – et la manière dont elle a été faite par des gens âgés de 22 ou 23 ans, qui tâtonnaient, sans savoir s’ils étaient des musiciens de rock, de folk, ou des poètes. Des jeunes gens qui s’étaient simplement réunis pour essayer de créer quelque chose. Pour moi, cela illustre le fait que les grands créateurs ont souvent du mal à se définir.


M.R. D’ailleurs, ce qui est intéressant, c’est qu’on n’a jamais vraiment su de quoi ou de qui parle la chanson, ni à qui elle s’adresse. Cela aussi nous renvoie à cette sorte de mystère qui entoure tout geste créateur ; qu’est-ce qui est le plus important dans cette chanson ? Est-ce l’interprétation qu’on en fait ? Notre spectacle parlera aussi de la possibilité, au cours d’un processus de création, de se tromper, du droit à l’erreur, sans lequel la création ne peut avoir lieu. Et bien sûr de la pression – symbolisée ici par la figure du producteur Tom Wilson – que les exigences de rentabilité, celles de l’audimat, exercent sur les artistes. Dylan était à la croisée des chemins parce qu’à ce moment-là, on l’a dit, il n’arrivait plus à écrire. Il ne se reconnaissait plus dans son étiquette de protest singer, il avait l’impression d’avoir tout dit, l’inspiration avait disparu. Et soudain, le texte de Like a Rolling Stone lui est venu, il l’a écrit et enregistré, absolument persuadé qu’il n’écrirait plus rien après.


Concrètement, comment allez-vous travailler ?


M.R. Pour commencer, j’aimerais que chacun des acteurs musiciens sache ce qui s’est joué durant cette session et ce que chacun des musiciens y a dit… Cet « historique » leur donnera un bagage ; ils sauront ce que leur personnage a fait, mais aussi d’où il vient, où il en est à ce moment de sa carrière. Ainsi, j’espère que chacun se sentira libre d’apporter ses propres propositions, d’inventer, lui aussi, sur la base d’improvisations, un type de rapports avec les autres afin que nous puissions construire progressivement « notre » version de cet enregistrement. Il ne s’agira pas d’un exercice d’imitation de ce qui s’est passé ce jour-là, il y a cinquante ans. Chacun s’imprégnera de son personnage pour mieux s’en détacher. En ce qui concerne le déroulement du spectacle, les acteurs seront donc toujours sur le point de jouer Like a Rolling Stone…


S.P. Nous essayerons d’approcher le type de créateurs qu’étaient ces artistes plutôt que d’essayer d’« être » Dylan, Kooper, Bloomfield, Griffin et Gregg – ce qui serait ridicule et malvenu. Nous tenterons d’imaginer ce qu’a pu produire, derrière les mots, la confrontation, par exemple, entre Al Kopper et Dylan, qu’il idolâtrait. Ou encore ce qui se passe dans la tête de Tom Wilson qui, l’année précédente, a produit Sound of Silence de Simon & Garfunkel, où tout est limpide, et qui se retrouve ici propulsé en pleine anarchie.

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