: Au bord du gouffre
Il y a des premières lectures qui foudroient. Lorsque j’ai écouté Au Bord pour la première fois, parce que mon premier contact avec le texte fut une lecture faite par Claudine Galea à Théâtre Ouvert, j’ai été foudroyé. Ce n’est pas une façon de parler. J’ai été abasourdi, longtemps après silencieux. J’étais avec une amie, nous nous sommes tus en quittant la salle, nous nous taisions sur le boulevard en marchant vers la Place Clichy, au milieu de l’agitation de ce quartier impur.
Impur
Impur est un mot qui convient assez bien à Au bord.
Impur comme L’Enfant criminel de Genet, ou le Maldoror de
Lautréamont. Il m’a fait cet effet, d’inévitable inadmissible.
Impur, parce que le coeur du texte, son creuset, son origine,
extrait la photo de la prison d’Abou Ghraib, publiée dans le
Washington Post, de sa fonction politique évidente, ce pour quoi
elle a été rendue publique, pour rejoindre les probables raisons
de ce pourquoi elle a été prise : les plaisirs de l’abus sexuel.
Impur parce que le coeur du texte aborde, en tremblant, le
trouble sexuel de la locutrice devant cette photo de torture et de
guerre.
C’est impur, inadmissiblement érotique. Ce n’est pas politiquement
inadmissible : on ne soupçonne pas une seconde le
texte d’adhérer à des valeurs politiques fascisantes justifiant
le traitement infligé à l’homme. Et pourtant, « l’homme je m’en fous, c’est elle qui m’intéresse » dit le texte. C’est raide.
Alors quoi ?
Cette photo, moi, elle ne me trouble pas, pas du tout. Par
quelle magie, c’en est une, ça s’appelle la littérature, par quelle
magie, ce texte dont le point de départ est ce trouble inadmissible,
par quelle magie me bouleverse-t-il ?
Cette laisse m’est insupportable, la soldate m’est insupportable,
la tenue de l’homme m’est insupportable, bref,
cette photo m’est insupportable pour les raisons politiques
communes à nous tous, y compris l’auteure, évidemment :
notre haine des abus de la guerre.
Alors quoi ? Pourquoi ce foudroiement ?
Ce qui fait écrire
Je crois que depuis toujours je suis fasciné par les oeuvres qui, au-delà du vrai-semblable, exposent un vrai in-semblable, je veux dire dissemblable, fût-il, donc, inadmissible. Les oeuvres qui ouvrent une porte vers ces secrets, communs à tous, méconnus par tous, et qui soudain se révèlent dans une forme d’évidence, ici littéraire, plus généralement artistique. Cette laisse n’est pas mon truc mais le gouffre qu’elle ouvre au bord de l’âme de Galea, oui, ça je connais, ça c’est ma vie : envisager ce qui fait détourner les regards et en faire des spectacles, ou des livres. Seules les oeuvres qui vont là me touchent. On va aller là avec cette oeuvre-là.
Interpellations
Le texte interpelle l’enfance, il se tourne vers la mère, il se
tourne vers le père, il les convoque, les remémore. Ils semblent
bien, les géniteurs, devoir répondre de ce au bord des lèvres.
Le texte interpelle l’amour, évidemment, puisqu’il interpelle
le désir, l’amour d’une femme pour une femme, son
amante. Il interpelle l’homosexuel, le goût d’une femme pour
les femmes, son indifférent dégoût des hommes.
Il interpelle le politique, donc. Il sait très bien ce qu’il en
est de la guerre et de ses tortures, de l’Amérique et des Arabes,
de la médiatisation et de la manipulation. Il n’a pas besoin de
nous pour savoir qu’il est inadmissible de désirer une soldate
qui torture un prisonnier.
Il tourne autour, il reste au bord de cette fascination révoltante
et plus forte que toute morale, toute pensée. Il ne peut pas
expliquer, il ne veut pas. Seulement affirmer. Il tourne autour, il
ne se détourne pas. Il refuse de se détourner de l’horrible, surtout
l’horrible en soi. Celui des autres est très facile à dénoncer. Non,
non, ici c’est le sien propre que la locutrice fouille, à ses risques
et périls. Et dans ce secret au bord des lèvres toute sa vie se
précipite, et nous précipite avec elle.
Une femme forcément
Parce que tout ce qui se passe autour de la photo est incontestablement
une affaire de femme. Le texte est, aussi, homosexuel,
pas seulement, bien sûr, mais fortement, je veux dire,
avec force. La seule chose qui l’intéresse ce sont les femmes.
« Je tire mes lignes des filles. »
Donc une comédienne. De ces sortes de comédiennes
capables d’affronter avec autant de détermination que de
délicatesse, la charge, la décharge, la grenade dégoupillée du
texte. Elle est la locutrice, l’auteure, allez, disons-le, elle est
une Claudine Galea. Elle est toutes les femmes sorties de sa
langue, la soldate, la mère, la fille, la désirante et la désirée,
l’amante et l’aimante. Mais elle est aussi le père, et aussi la
laisse, et aussi vous, et aussi moi.
Des mots et des couleurs
La comédienne est seule comédienne, mais elle n’est pas
seule sur le plateau. Tout au long du spectacle, une femme
peintre va improviser des études, comme disent les peintres,
à partir de la photo. Elle va esquisser, fouiller, elle va détailler
ou peindre à larges traits, le visage, le corps de la soldate,
de l’homme, la laisse, l’ensemble ou le détail, librement,
aléatoirement, artistiquement. Elle va faire danser ses mains
de la palette à la toile, comme je sais que dansent les mains
des peintres quand ils peignent, comme dansent leurs yeux,
du modèle à la toile. Peut-être peindra-t-elle aussi la comédienne,
je ne sais pas.
La comédienne, elle, regarde, ou ne regarde pas la peintre,
en silence ou en parlant, elle s’assoit au milieu des spectateurs
pour la regarder peindre, elle s’approche des toiles, les touche,
les modifie de la main, les abîme, elle s’en saisit, les déchire,
les caresse, que sais-je, nous verrons ce que le plateau nous
offrira, nous refusera.
Elles font, toutes deux à leur manière, l’une avec les mots,
l’autre avec les couleurs, de cette photo, une peinture, une
oeuvre, un rêve. Je n’ai pas envie d’explications dramaturgiques,
ça se comprend tout de suite, non ?
Quelques aphorismes (contestables) pour finir
Il ne s’agit pas d’un fait divers, il s’agit d’une peinture.
Il ne s’agit pas du réel, il s’agit d’un fantasme.
Il ne s’agit pas d’information, il s’agit d’art.
Il ne s’agit pas de journalisme, il s’agit de littérature.
Il ne s’agit pas de politique, il s’agit d’érotique.
Il ne s’agit pas de pensée, il s’agit d’impensé.
Il ne s’agit pas de ce qui plaît, il s’agit de l’inévitable.
Il ne s’agit pas de l’accord, il s’agit du crime.
Jean-Michel Rabeux
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