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Yahia Yaïch-Amnesia


: Entretien avec Fadhel Jaïbi

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Depuis quand faites-vous du théâtre en Tunisie?


Fadhel Jaïbi : J’ai commencé ma carrière professionnelle en 1970, d’abord à Gafsa (dans le Sud tunisien) en tant que metteur en scène, auteur, pédagogue et réalisateur de cinéma. J’ai dirigé le Centre national d’Art dramatique, avant de fonder en 1976, avec un groupe de jeunes artistes, une première compagnie indépendante, Le Nouveau Théâtre de Tunis. Nous jouions parfois devant sept spectateurs et ce que nous appelions une « bonne salle » comptait environ quatre-vingt spectateurs. Cette compagnie avait pour but de créer des spectacles, mais aussi de servir de creuset pour former des acteurs et des metteurs en scène. Plus de deux cent cinquante compagnies sont nées de ce travail, malgré un secteur public subventionné qui bat de l’aile depuis toujours. En 1993, j’ai créé avec Jalila Baccar et Habib Bel Hedi une nouvelle compagnie, Familia Productions.


Vous travaillez essentiellement sur des textes contemporains ?


Oui, depuis que nous travaillons en compagnie, nous avons expérimenté plusieurs formules d’écriture. Ayant eu la chance de vivre à Paris en mai 1968, j’ai été influencé entres autres par le Théâtre du Soleil, le Bread and Puppet, le Living Theater. Lorsque je suis revenu à Tunis, j’ai développé avec mes amis un modèle proche de ces collectifs, de la création théâtrale. L’écriture de nos spectacles était donc collective avec un partage des tâches en fonction des capacités de chacun. Ce système de fonctionnement a perduré avec la création du Nouveau Théâtre. Aujourd’hui, je travaille plus particulièrement avec Jalila Baccar, tout en alternant mise en scène et écriture. Nous travaillons en effet sur des textes que nous écrivons, mais dans un processus de création qui est toujours relativement long, en moyenne dix à onze mois, parfois plus longtemps comme pour Yahia Yaïch-Amnesia qui nous a pris quatorze mois, à raison de six à sept heures par jour. Nous reconnaissions une grande valeur à Shakespeare, à Marivaux, à Tchekhov ou à Brecht. Il nous semblait pourtant qu’il fallait parler à nos contemporains d’eux-mêmes, partant de « l’Ici et Maintenant ». Nous avons refusé de faire des adaptations ou des traductions des grands maîtres du Théâtre universel. Nous étions conscients de l’héritage, mais souhaitions une rupture qui s’est traduite par un retour aux sources de notre propre culture, en particulier un retour aux traditions para-théâtrales ou, entre autres, au conte transmis oralement de génération en génération et devenu ainsi immortel.


Ne craigniez-vous pas un certain isolement induit par ce retour aux sources ?


Lorsque nous sommes allés au Japon, en Argentine, nous nous sommes rendu compte que nous n’étions pas seulement les artistes d’une république dattière, nous arrivions, par un travail personnel ancré dans notre réalité, à toucher des publics à travers le monde. Il suffit de parler de l’essentiel de la condition humaine pour être accueilli et compris partout où il y a des hommes. Shakespeare est un génie, un génie terriblement anglais, ce qui ne l’empêche pas de traverser les époques et les pays. Je dois beaucoup à Brecht, mais je me sers de son travail pour créer le mien propre. Je suis différent de lui, mais ça c’est évident : rien que ma façon de parler, de m’habiller ou de vivre est différente de la sienne. Pas besoin donc d’insister là-dessus, cherchons plutôt ce qui nous rapproche.


Peut-on parler d’un double héritage ?


Certainement, et c’est une chance paradoxale. Nous avons été colonisés à trente-trois reprises, par la France bien sûr, mais aussi par l’empire byzantin, l’empire ottoman, l’empire romain, par les Espagnols, les Italiens, les Arabes qui représentent une partie importante de mon héritage… J’ai donc fait un voyage dans ce patrimoine incroyablement divers, tout en utilisant les techniques du théâtre occidental. Je n’ai pas eu à faire comme Artaud ou Peter Brook, qui sont partis chercher ailleurs de quoi ressourcer leur théâtre. Moi, j’avais tout à portée de main. Je ne me considère pas comme gardien du temple ou d’un quelconque musée, je suis plutôt un point de rencontre d’influences diverses qui se mêlent et s’enrichissent les unes les autres. Je ne refuse rien, mais j’essaie tout, aussi bien le dispositif frontal du théâtre à l’italienne que le cercle traditionnel autour de l’arbre des palabres, aussi bien la nef de la cathédrale Saint-Louis de Carthage pour un dispositif en fer à cheval qu’un lieu d’exposition avec déambulation. Je suis l’enfant de plusieurs pères : Eschyle et Aristote, Molière et Brecht, Foucault et Shakespeare, Barthes et Marivaux, mais aussi Ibn Khaldoun et Averroès


Votre spectacle Yahia Yaïch-Amnesia apparaît maintenant comme prémonitoire. Pensiez-vous, au moment où vous l’avez répété, que la chute du régime était imminente ?


Bien sûr que non. Personne n’imaginait qu’une gifle et une immolation par le feu allaient provoquer ces bouleversements ici et dans tout le bassin méditerranéen. Personne ne pouvait imaginer cet « effet domino ». Nous sentions que quelque chose allait se passer, mais il nous était impossible de savoir quand. Nous le sentions car nous vivons dans ce pays, nous supportions les frustrations, les vexations, les oppressions de toutes sortes qui s’abattaient, chaque jour davantage, sur nous. À l’origine de notre projet, il y avait une trilogie qui devait s’interroger sur cinquante ans d’indépendance (1956-2006) et sur ce qui avait été assassiné pendant cette période : les corps, les consciences et une mémoire. Une mémoire vraie qui disparaissait sous la mémoire officielle. Le premier volet fut Corps otages que nous avons créé en 2006 au Théâtre de l’Odéon à Paris et à la suite duquel nous avons décidé de nous intéresser de l’intérieur au système dictatorial. C’était risqué puisque le spectacle Corps otages avait subi les foudres de la censure et que nous allions nous attaquer directement au coeur du système : le président Ben Ali. On nous conseillait de nous cacher derrière Shakespeare ou Sophocle, mais nous voulions avancer à visage découvert. Nous savions qu’il y avait une ligne rouge à ne pas franchir : nous ne pouvions pas nommer directement le président. Alors nous avons appelé notre « héros » Yahia Yaïch. L’histoire se passerait ici et maintenant, avec des références à des événements antérieurs du passé récent. Nous voulions faire une synthèse entre passé et présent et ne pas subir les forces d’intimidation, de pression et de dissuasion.


Avez-vous subi la censure ?


Il y a eu un bras de fer dont nous sommes sortis vainqueurs, avec quelques petits « aménagements » réellement futiles et anecdotiques. La censure était très organisée avec un cheminement qui allait du ministère de la Culture jusqu’au ministère de l’Intérieur puis à la présidence de la République, avant de redescendre vers le ministère de l’Intérieur, principal décisionnaire. Nous avons donc discuté en acceptant de supprimer ce qui ne nous paraissait pas véritablement important. Par exemple, il ne fallait pas parler du disque dur de l’ordinateur de notre héros, parce que Ben Ali était un fanatique des ordinateurs et d’informatique ; ne pas utiliser le mot « portable » et encore moins l’utiliser sur scène, cela pouvait signifier que notre pièce se déroulait aujourd’hui ; il ne fallait pas non plus parler des émeutes de la famine en 2010 à Redeyef mais de celles de 2008 à Gafsa… Pour le reste, nous n’avons pas cédé, nous ne voulions pas qu’ils réécrivent la pièce. Il a fallu un mois et demi pour avoir une autorisation, le pouvoir pensait récupérer politiquement notre travail en nous laissant jouer en Tunisie et à l’étranger. Nous lui servions d’alibi : nous le savions bien, mais nous pensions que l’important était de jouer et de dénoncer.


Votre travail avec les acteurs donne une très grande place au corps. Travaillez-vous à partir d’improvisations ?


Nos improvisations sont à la fois corporelles et verbales. Il nous paraît impossible de séparer le corps de la parole. Une fois le thème choisi, nous débutons le travail sur le plateau avec les acteurs et, jour après jour, le spectacle se construit avec la participation de tous les intervenants artistiques. Nous travaillons beaucoup sur le choeur et sur les rapports entre choeur et individu. L’énergie, l’intelligence et la disponibilité des acteurs sont donc très importantes. Mais pour ce qui est du travail d’écriture, de formulation et de dramaturgie, c’est bien évidemment une autre affaire. Je m’attache, pour la construction finale, à tout ce qui fuse sur le plateau pendant de longs mois, tandis que Jalila Baccar s’éloigne des improvisations et écrit en dehors du plateau, sans s’écarter du thème central et des enjeux initiaux que nous élaborons ensemble elle et moi au fur et à mesure des répétitions.


Votre théâtre emprunte une forme minimaliste, avec une scénographie très dépouillée…


Très dépouillée. Nous raclons le théâtre jusqu’à l’os pour pouvoir jouer partout. Nous ne nous encombrons donc que du minimum de décor et d’accessoires. C’est le geste significatif que nous recherchons, c’est la forme synthétique qui nous intéresse. Nous n’avons ni fumigènes, ni vidéos, juste des corps d’acteurs mis en lumières et en scène.


Comment s’est construit le texte de Yahia Yaïch-Amnesia ?


Jalila Baccar et moi, ou Jalila toute seule selon les projets, nous prenons la responsabilité d’établir le texte une fois le travail d’improvisation effectué. Ce texte est donc composé du résultat de ces improvisations verbales, mais nous avons aussi écrit hors improvisation. Jalila Baccar et moi ne travaillons pas les textes de la même façon. Elle est comédienne, ce que je ne suis pas, et écrit en s’identifiant à chacun des personnages. Elle ne ressent donc jamais de la haine ou du rejet pour les personnages qu’elle invente. Elle travaille en empathie avec ses personnages et écrit hors du plateau, hors des improvisations. Quant à moi, je suis très opportuniste, j’écris en orientant puis en regardant les acteurs, en prenant et en transformant ce qu’ils proposent.


Vous utilisez plusieurs langues dans Yahia Yaïch-Amnesia. Pourquoi ?


Nous utilisons en effet trois langues arabes. C’est la grande leçon des tragiques grecs et de Shakespeare, qui utilisent aussi bien le profane que le sacré, la prose que la poésie, le trivial que le spirituel. Il n’y a pas d’uniformité. Nous avons des comédiens qui viennent de régions différentes, avec des cultures différentes et un parler particulier. J’aime bien l’idée que les personnages soient issus des comédiens, j’utilise donc leur voix, leur corps et leur mémoire en les poussant dans les zones les plus profondes de leur personnalité. Ici en Tunisie, il y a une multitude de dialectes, presque un par région ou par ville, et c’est d’une richesse étonnante. L’homme politique s’exprime en langue de bois littéraire et en langue de bois dialectale sans pour autant parvenir aux différentes oreilles qui l’écoutent. Le président Bourguiba parlait parfaitement l’arabe littéraire classique, l’arabe dialectal et le français : c’était un communicant formidable. Ben Ali était un général, « un bac moins cinq » comme on disait, à qui on écrivait les discours en arabe classique qu’il lisait sur un prompteur… La première fois en vingttrois ans qu’il a parlé en arabe dialectal, c’était pour son ultime discours de président, le 13 janvier 2011, avant de s’enfuir. Il devait sans doute croire qu’il allait ainsi se réconcilier avec le peuple. Mais la langue de bois, même en arabe dialectal, reste langue de bois. Cela étant, lorsque je travaille avec les comédiens, je parle en franco-arabe…


En Tunisie, la langue officielle est l’arabe littéraire ?


Oui, c’est la langue enseignée dans les écoles et les lycées, la langue parlée à la télévision. C’est la langue qui vient du Coran et même les analphabètes connaissent le Coran. L’arabe classique est merveilleusement poétique, l’arabe littéraire est plus simple et l’arabe dialectal est d’une grande richesse, et surtout toujours en évolution. Dans nos créations, nous mêlons trois langues parce qu’elles font partie du quotidien des Tunisiens.


Le personnage principal parle souvent en voix off. Pourquoi ?


C’est la voix de son cerveau. Elle parle en arabe littéraire. Ici, on ne connaît de nos hommes politiques que la voix médiatisée, celle qui passe par les micros. C’est pour cela que Yahia Yaïch est souvent traité en voix off pour accentuer cette mise à distance. Il y a cependant une continuité sur le plateau entre cette voix off et sa voix normale.


Le personnage de la journaliste représente-t-il tous les Tunisiens qui se sont autocensurés pendant la période de la dictature Ben Ali ?


Elle représente les gens passifs, démissionnaires ou opportunistes que le système a rendu schizophrènes.


Dans le texte de votre spectacle, vous êtes assez critique sur la jeunesse de la Tunisie que vous accusez de passivité et d’abandon aux « jouissances » de la consommation ? C’est pourtant elle qui s’est soulevée contre la dictature…


Je crois que nous nous sommes trompés sur la jeunesse de ce pays parce que nous voulions qu’elle porte les mêmes rêves que nous, alors qu’elle avait ses propres revendications, ses propres moyens de mobilisation, ses propres enthousiasmes et surtout son propre humour. Mais nous ne nous sentons pas coupables de ne pas avoir compris cette jeunesse qui s’exprime d’ailleurs de plusieurs façons dans le spectacle. Je crois que le tsunami politique, avant qu’il ne se développe, était difficilement imaginable : nous avions déjà eu des événements aussi forts et mêmes plus forts que ceux de Sidi Bouzid dans le passé qui n’avaient pas beaucoup ébranlé le pouvoir de Ben Ali. C’est sans doute l’accumulation des frustrations et le combat mené depuis la fin des années soixante par les intellectuels, les artistes, les défenseurs des droits de l’Homme, parfois au prix de leur vie, qui ont servi de terreau au soulèvement de la jeunesse.


On a proposé à Jalila Baccar de devenir ministre de la Culture dans le nouveau gouvernement. Elle a refusé. Pourquoi croyez-vous qu’on lui a proposé ce poste ?


Parce qu’elle est l’incarnation, presque unanimement reconnue, d’une conscience citoyenne mise au service de l’art. Elle est sincère, loyale et talentueuse. Pendant plus de quarante ans, elle a permis à des générations de se former artistiquement. C’est une forme d’exemplarité. Elle a refusé parce qu’elle pense qu’être ministre est un vrai métier et que sa place est d’être sur scène ou dans la rue, avec ceux qui se battent. Pour elle, cela engage sa responsabilité personnelle et professionnelle, car elle préfère nourrir le contre-pouvoir plutôt que s’incarner dans le pouvoir.

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