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: La femme au centre

Entretien avec Stuart Seide

Si l’on se réfère au répertoire de prédilection qu’on vous connaît – les élisabéthains et les contemporains irlandais ou anglo-saxons –, ce choix d’un auteur aussi profondément farcesque et italien que Dario Fo peut surprendre, ou ressembler à un « pas de côté »...


J’aime les « pas de côté » et j’essaie d’en faire régulièrement: ils m’aident à identifier le centre et à m’y conforter en même temps qu’à prendre plaisir à m’en échapper. Plus sérieusement, je crois être entré depuis quelque temps déjà dans une phase d’interrogations et de réflexions où la femme est au centre. Or il faut être juste: les trois pièces brèves que j’ai choisies là doivent probablement plus dans leur contenu et leur sensibilité à Franca Rame qu’à Dario Fo. J’ai toujours eu le sentiment, en les lisant, que Dario Fo n’a fait que l’aider à mettre en forme, avec son talent de « jongleur » et de poète de l’oralité, des sujets et des idées qui émanent principalement de l’imaginaire très féminin, voire parfois «féministe», de Franca Rame. Si l’on met ce choix en perspective avec Baglady de Frank McGuiness, que nous allons reprendre la saison prochaine au TGP de Saint-Denis, et Mary Stuart de Schiller, que je mettrai en scène à Lille en janvier 2009, on voit bien que la femme, dans sa relation à l’homme ou aux hommes, est au centre. Qu’est-ce qu’être femme dans un monde géré, dirigé, gouverné par les hommes. Quelles frictions en résulte-t-il ? Cette thématique traverse à peu près tous mes choix: qu’on pense à Macbeth, à Roméo et Juliette, à Amphitryon, au Quatuor d’Alexandrie, à Antoine et Cléopâtre, à Dommage qu’elle soit une putain... Ce n’est donc un « pas de côté » qu’en regard de la culture italo-méridionale à laquelle se rattachent les auteurs et la tonalité résolument comique, voire bouffonne, dans laquelle ils ont choisi de s’exprimer; pas dans les contenus que leur écriture met en œuvre qui, eux, me préoccupent et me sont familiers depuis longtemps et continueront à m’obséder, je crois, pendant quelques années encore. Et puis le rire grinçant, l’absurde du monde et l’absurde en nous, comme notre incroyable aptitude à nous envelopper de mauvaise foi, sont des motifs et des tonalités qui m’ont toujours séduit, de Shakespeare à Beckett ou Pinter en passant par Feydeau, que j’avais eu aussi l’occasion de mettre en scène à la Comédie-Française.


Peut-être faut-il préciser, pourtant, que chacune des trois pièces qui composent cet ensemble choisi par vous possède une spécificité propre, que ce soit dans l’appartenance à un genre plus ou moins répertorié ou dans les codes de jeu requis.


Alice au pays sans merveilles est pour moi une œuvre chorale et onirique un peu loufoque, surréaliste: Alice est certes passée de l’autre côté du miroir, mais un miroir grossissant, déformant, distordant, à travers lequel elle regarde le monde d’un œil beaucoup moins naïf et innocent que son modèle. Son regard critique sur la société leste sa parole automatique d’une charge subversive, un peu à la manière, dont, dans Le Chien andalou, fusaient les images de Luis Bunuel et Salvador Dali.
Je rentre à la maison est un sketch qui donne la parole à une femme et au récit qu’elle nous confesse d’une journée très particulière, soit « douze heures de la vie d’une femme » qui voit survenir, comme à l’ordinaire l’énième dispute qui l’oppose à son mari, l’énième accouplement conjugal hâtif et frustrant... L’extraordinaire surgira ce jour-là d’une aventure extra-conjugale que tout à la fois elle assume et n’assumera pas. Loufoquerie et drôlerie se chargent là d’une émotion inattendue.
Quant à la troisième pièce, plus longue et dialoguée, Couple ouvert à deux battants, elle se rattache à une tradition vaudevillesque héritée de Feydeau ou de Courteline. Franca Rame et Dario Fo y observent à la loupe un couple qui leur ressemble, et qui ressemble à certains d’entre nous, un couple d’intellectuels ou d’artistes mi-bourgeois mi-bohêmes, héritiers des grandes utopies morales et sexuelles de mai 68, qui croient avoir pris de la hauteur et s’être définitivement affranchis des petites jalousies et autres mesquineries issues de la morale bourgeoise et qui, en dépit de leurs efforts et de leurs principes,


ne cessent d’y retomber pitoyablement. Entre hommes et femmes, dès que le désir et l’amour s’en mêlent, ressurgissent aussitôt la mauvaise foi, l’hypocrisie, l’égocentrisme

et tous les stéréotypes qui flattent nos pires pulsions. Nous nous croyons au-dessus des mensonges et des inhibitions de nos parents et grands-parents, nous nous sentons très supérieurs aux personnages de Labiche et de Feydeau, et pourtant, le moindre grain de sable dans la vie conjugale réveille en nous les vieux réflexes et les vieux démons.


Quand, il y a dix ans, vous commentiez votre interprétation de Macbeth, vous émettiez l’hypothèse: «questionner le monstre en nous». On a le sentiment cette fois qu’il s’agit de débusquer, voire de traquer ou d’extirper le petit-bourgeois égoïste et mesquin en nous.


Oui, surtout le petit-bourgeois exclusif et possessif qui se gargarise de grandes généralités sur le monde et de belles phrases progressistes et généreuses, mais qui, dès que l’intime entre en jeu, retombe dans une petitesse de comportements, tragique sous un certain regard, à hurler de rire sous un autre. Et ce qui m’émeut le plus, dans la vision que nous en font partager Dario Fo et Franca Rame, c’est la dimension autocritique voire autobiographique que je perçois de leurs personnages, c’est la part d’introspection personnelle et réciproque, dialectique, que je crois déceler dans le couple comique qu’ils se sont inventé dans Couple ouvert pour le créer eux-mêmes à la scène en 1983.
Oser écrire cela, sans concession, sans complaisance, mais avec une vraie sympathie, une sincère humanité, me semble être en soi un authentique témoignage de liberté: quand on a su écrire cela, il me semble qu’on peut tout écrire, et sur tout... ll y a là une liberté de ton et d’invention dont je suis très admiratif.


Quand et comment avez-vous découvert cet univers d’écriture si singulier?


Il y a quelques années, en travaillant avec des jeunes élèves du Conservatoire qui ne savaient rien de Dario Fo ni de Franca Rame, je me suis aperçu avec surprise que ce discours leur parlait, eux qui tous étaient nés dans les années 70, qui ignoraient tout de mai 68, tout en en étant les enfants, puisque leurs parents les avaient conçus et fait naître dans le sillage immédiat des événements.
J’ai souhaité, l’année dernière, utiliser les quelques plages vides du planning de la saison pour faire avec les jeunes acteurs du collectif un travail de laboratoire. Or, les lectures et mises en espace que nous avons esquissées à partir des œuvres de Dario Fo et Franca Rame non seulement ravivaient en moi une jubilation intacte, mais semblaient procurer à ces jeunes acteurs le plaisir immédiat de la découverte de personnages, de thèmes et de situations dont ils se sentaient proches. Ils semblaient heureux d’explorer, à travers une écriture qui jamais ne leur a semblé datée, quelques unes des utopies relationnelles et intimes qui, en marge des grandes utopies philosophiques et politiques exacerbées par la période, avaient pu préoccuper leurs parents dans leur vie quotidienne, et aujourd’hui encore, continuaient de les préoccuper dans la construction de leur vie personnelle, amoureuse ou conjugale.


Vous avez parlé de monologue, de sketch, de vaudeville à deux ou trois personnages – on pourrait en déduire que ces objets-là requièrent l’espace du cabaret, du café-théâtre ou d’une petite salle. Or, c’est en grande salle que vous avez choisi de nous les montrer. Quel espace et quelle scénographie avez-vous donc définis avec Philippe Marioge pour cette première collaboration entre vous ?


Ce que j’aime par-dessus tout chez Dario Fo et Franca Rame, c’est que leur écriture et leur jeu d’acteurs contiennent une revendication constante du théâtre, et d’un théâtre de jubilation. Et pour que cette jubilation prenne toute sa mesure, il faut que le public soit nombreux à la partager. Ce théâtre est un théâtre d’ouverture au monde, qui affirme l’espace théâtral comme lieu d’imagination, où avec un accessoire, une chaise ou un mouchoir, on évoque tout un monde.
Il y a là quelque chose de ludique et d’enfantin qui exige une large participation du public, d’où le choix de la grande salle. C’est aussi un théâtre des extrêmes et du paroxysme, or plus l’espace est large et plus les éclats des personnages sont préservés de la tentation psychodramatique. On évite aussi l’intimidation du spectateur face aux emportements des personnages qui, dans un espace plus intime et plus confidentiel, pourraient se confondre avec de l’agressivité. Il ne faut jamais perdre de vue qu’il s’agit d’un théâtre de tréteau, et qu’à l’origine le tréteau suppose les vastes espaces du plein air. J’ai donc demandé à Philippe Marioge d’insuffler du lyrisme pour animer ce choix du grand plateau.


Et plus concrètement, pourriez-vous décrire ce qu’on verra sur ce plateau?


La contrainte est simple: trois œuvres distinctes, différentes dans les propos et dans le style, mais une seule soirée de théâtre. On partira donc pour Alice au pays sans merveilles d’un espace mental, onirique, et on évoluera progressivement, au cours de la représentation, jusqu’à Couple ouvert à deux battants, vers le dépouillement du plateau nu, avec ses accessoires les plus bruts: projecteurs, servante, taps, châssis...
On partira donc d’un diaphragme très serré qu’on élargira de plus en plus, jusqu’à embrasser la totalité du plateau, puis la salle et par extension toute la cité. Je postule que les deux premières pièces émanent de l’imagination d’Antonia, la protagoniste de Couple ouvert à deux battants, comme si cette femme, suicidaire récidiviste, entre deux disputes avec son mari, se plongeait dans des fictions et rêvait d’autres personnages de femmes, proches de sa propre identité et de sa propre situation, un peu comme le ferait un auteur dramatique donnant libre cours à son imagination, ou une actrice répétant un rôle – pourquoi pas Franca Rame elle-même... Deux de ces fictions d’Antonia seraient donc Alice au pays sans merveilles et Je rentre à la maison, ce qui n’est pas tout à fait hors de propos puisque la femme qui « rentre à la maison » est créditée du même nom de famille (Mambretti) que l’Antonia de Couple ouvert à deux battants. Un peu comme chez Molière on retrouve des noms génériques d’une farce à l’autre.


Dernière question : ce spectacle-ci, avec ces acteurs-ci, ponctuera un compagnonnage de cinq années – trois ans d’Ecole, et deux ans de collectif de création. Après les avoir recrutés, vous les avez fait travailler à l’Ecole en atelier : Shakespeare, Pinter, Hamlet(s), leur spectacle de sortie. Puis il y a eu Dommage qu’elle soit une putain, les « avant-scènes », et enfin cette Alice de Dario Fo et Franca Rame. Quel bilan tirez-vous de toute cette expérience ?


D’abord, je sais déjà que j’en retrouverai certains dans ma prochaine création la saison prochaine. Les autres, j’imagine pouvoir les retrouver dans deux, cinq ou dix ans. L’histoire que je partage avec mes anciens élèves – et c’est vrai depuis que j’ai commencé à enseigner – n’est jamais une histoire terminée. Il est donc trop tôt pour faire un bilan. Un bilan marque une fin, or je suis certain qu’il ne s’agit pas d’une fin. Une chose est sûre : quand nous avons fait Dommage qu’elle soit une putain, nous étions encore dans une configuration quasi pédagogique de professeur et de jeunes élèves-acteurs.
Depuis, ils ont travaillé sous la direction d’autres metteurs en scène, ce qui change la donne. Je retrouve d’anciens élèves, mais la continuité est rompue. Depuis que je les ai vus dans Les Amoureux ou dans Nathan le sage, je les perçois désormais comme acteurs, plus comme élèves. Ils ne m’appartiennent plus comme j’en avais encore la sensation lorsque j’en avais la responsabilité pédagogique et morale en tant que directeur de l’Ecole et recruteur du collectif initial autour de Dommage qu’elle soit une putain.


Lille, mars 2008
Propos recueillis par Yannic Mancel

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