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Airport Kids


: Entretien avec Lola Arias et Stefan Kaegi

Qui sont les enfants de Airport Kids ?


Stefan Kaegi : Ce sont des enfants portables. Ils vivent dans des boîtes, et en même temps ils sont connectés entre eux, communicant par mails, ou d’écran à écran, soit avec leur voisin immédiat soit avec l’autre bout de la planète.


D’où viennent-ils et quelle langue parlent-ils ?


Lola Arias : Nous les avons choisis progressivement, après plusieurs ateliers de travail de quelques jours, à Lausanne, là où ils vivaient à ce moment-là. Le choix était souvent difficile. Mais nous avons pris des enfants issus de cultures et de pays différents, car ces distinctions demeurent, malgré la globalisation du monde dont ils témoignent par ailleurs. Il y a huit enfants, venus du Maroc, du Brésil, de Chine, de Roumanie, de Russie, d’Angola, d’Irlande et d’Inde. Ils parlent anglais, qui est leur langue internationale dès la plus tendre enfance, pour certains Français puisqu’ils vivent à/ou près de Lausanne et enfin, chacun parle, ou du moins comprend, la langue de son pays d’origine.


C’est une étrange culture ?


S.K. : De toute façon, on vit désormais tous comme ça, à des degrés plus ou moins poussés ! On peut bien sûr le refuser, mais c’est déjà trop tard… Ce réseau d’écoles internationales, qui va de Lausanne à Düsseldorf et de Londres à Sydney en passant par San Francisco ou Mexico, accueille des petits nomades qui repartent au bout de six mois, un an, deux ans maximum. Ces enfants incarnent la Third Culture Kids, selon les termes d’un professeur de sociologie. Ils n’ont ni patrie locale, ni patrie d’accueil, mais un troisième lieu d'appartenance, propre à la culture mondialisée, sans nation ni frontière, sans ancrage ni repères géographiques. Pour eux, se pose donc très vite la question d'appartenir à un pays ou à une nation. Ils y répondent comme s’il s’agissait d’une marque : Angola, Chine, Brésil, qui ne veut pas dire davantage que “Nike”, “Adidas”, “Reebook”,… C’est extrêmement flexible, liquide et il n’existe plus de valeur nationale ou d’identité profonde. Ils ont la langue des parents, leurs idées, mais souvent reformulées avec leurs propres mots et leurs propres valeurs. C’est assez transparent et direct. De plus, à cet âge, l’imagination est encore très large, très libre. Ils se projettent sans mal dans une forme d’utopie future.
L. A. : C’est pourquoi une part importante du travail avec eux fut de leur demander : “Quelle va être ta vie future ? Comment l’imagines-tu ?” Ils répondaient directement, même s’ils savent aussi très bien mentir et se raconter des histoires. À chaque reprise, pouvaient naître de ces entretiens des courtes fictions, que je recueillais et remettais en forme avec eux.


À quoi ressemble cet univers futur qui habite leur esprit ?


L. A. : C’est un imaginaire d’arche de Noé mais plus moderne. Par exemple, ils rêvent pour beaucoup d’habiter dans des cités flottantes qui, sur mer, tourneraient autour du monde. Des zones transnationales de transit, sortes d’espaces de shopping duty free sans impôt, avec une monnaie commune et une langue partagée, des images communes qui circulent sans entraves ni accrocs.
S. K. : Airport Kids est une projection dans un futur possible, le futur qui habite les enfants, mais qui peut nous faire peur, nous les adultes. Quand j’étais enfant, je me souviens que je n’avais pas peur. C’est en grandissant qu’on prend peur du futur, moins une peur de la destruction totale de la planète que celle de son uniformisation. J’ai compris, en écoutant les enfants, que notre monde sera peut-être plus homogène, mais aussi plus individualisé, plus intimiste. La diversité ne cesse de se déplacer en s’incrustant dans des sphères de plus en plus nombreuses et inattendues.


Comment rendre compte de cet univers ?


L.A. : Je suis écrivain, je travaille sur la fiction à partir de cette matière documentaire et les textes sont en fait très écrits, comme une série de petites histoires, de récits, de fables.
S.K. : Il y a donc également une part musicale importante, prise en charge par le musicien suisse Stephan Vecchione, du groupe Velma, qui a composé des chansons avec des paroles qui disent par exemple : “Dans vingt ans, je serai le patron de ton entreprise…” Il y a aussi une part visuelle essentielle, puisque le plateau développé par Dominic Huber ressemble à un espace cargo d’aéroport, avec de multiples boîtes dans lesquelles vivent les enfants. Chaque boîte est individualisée, comme des espaces de vie ritualisés, stylisés, portant la marque extérieure de chacun. Pour transporter ces boîtes, nous avons imaginé un système de grues. C’est un espace d’objets, composé de machines assez froides, une mécanique contrastant avec la fragilité des enfants et l’inventivité visuelle de leurs propres décorations. Enfin, les images circulent de boîte en boîte, par un système de caméras et d’écrans, comme si les enfants pouvaient, chacun, s’envoyer des images de leur propre monde.


Qu’est-ce qui vous a le plus surpris chez ces enfants ?


L. A. : Ils ont un sens de la vitesse très particulier, comme l’escargot mascotte du spectacle, qu’ils filment en traversant des pays en quelques secondes sur une mappemonde. Ils apprennent très vite, tout, absolument tout, leurs textes, leur vie, les chansons.
S. K. : Ils prennent des risques énormes et n’ont pas peur de l’action, ni de paraître ridicules.


Est-ce un spectacle “pour enfant” ?


S. K. : Non, pas du tout. Ce n’est pas pour les enfants mais avec des enfants. En ce sens, ils sont un médium idéal car ils s’imaginent un futur immédiat. C’est l’immédiateté de leur présence, de leurs pensées, de leurs actions, de leurs projections qui est frappante.
L. A. : Il y a également beaucoup de nos mots dans ce spectacle, ces mots que nous projetons sur eux pour les comprendre. Si bien que l’on ressent, en tant que spectateur, quelque chose de très fragile sur scène.


Quelle est la principale difficulté avec les enfants sur scène ?


S. K. : Il est tout à fait clair que ce sont les enfants qui ont le pouvoir pendant le spectacle. Et je pourrais, de ce fait, avoir peur que la mise en scène nous échappe. C’est en partie vrai d'ailleurs, mais c’est aussi ce que nous cherchions. Les deux plus grands dangers, de ce point de vue, ce sont l’ennui et l’excitation. L’ennui des enfants, par la répétition du spectacle. S’ils décrochent, c’est fini. Cela exige de leur part une forte concentration, mais c’est une qualité qu’ils possèdent. Alors, il faut varier les méthodes de travail et toujours faire comme s’il s’agissait d’un jeu. L’autre écueil est, au contraire, la trop grande excitation, l’excès d’énergie qui fait sortir un enfant hors de lui-même. Mais le spectacle va grandir avec eux, certains vont partir, d’autres arriver et c’est une expérience qui nous apporte beaucoup, autant qu’à eux.


Est-ce du “théâtre documentaire” ?


L. A. : Je ne sais pas exactement comment l’appeler, mais il s’agit toujours de raconter des histoires à partir de la réalité vécue, même si cette réalité a une très forte consistance imaginaire. On va tenter de créer avec eux un espace fictionnel et mouvant.
Les frontières anciennes sont plus ouvertes, presque effacées, mais de nouvelles s’y substituent, plus difficiles. Par exemple entre riches et pauvres, entre ceux qui ont la liberté de circuler et ceux qui ne l’ont pas. Les centres clos, de détention, de rétention, sont de plus en plus nombreux au milieu d’une circulation globale toujours plus intense et rapide. C’est ce contraste qui est également au centre du spectacle. Où est-on étranger ? Pour qui l’est-on ? Le monde est certes civilisé et multiculturel mais, dans le même temps, les séparations entre pouvoir et non-pouvoir, dominants et dominés, n’ont jamais été si hautes, infranchissables. Airport Kids, en partant de situations réelles pour explorer la fiction, pose bien sûr ces questions avec une acuité certaine. Ce n’est pas parce qu’il n’y a que des enfants sur le plateau qu’il faut être niais ou naïf.
S. K. : Bien au contraire !


Propos recueillis par Antoine de Baecque en février 2008

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