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A plates coutures

+ d'infos sur le texte de Carole Thibaut
mise en scène Claudine Van Beneden

: Projet et processus d’écriture

Genèse


Participer à des projets de création portés par d’autres artistes, pour moi qui travaille sur mes propres créations, est toujours un choix artistique singulier. Il faut que le projet proposé trouve sa place et sa résonnance dans mon parcours, qu’il puisse nourrir ma propre recherche, déplacer mon regard, me bousculer. En un mot qu’il me soit essentiel. Le projet d’écriture autour de l’histoire «des Lejaby», que m’a proposé Claudine Van Beneden, est de ceux-ci.
Depuis plusieurs années je travaille en Ile-de-France et ailleurs autour de l’histoire des femmes. A partir de leurs paroles, de leurs témoignages, de leurs gestes, je tisse cette petite histoire ignorée de la grande Histoire (celle qu’on nous enseigne comme universelle mais qui est de fait celle des «hommes», qui exclue systématiquement les femmes, ou ne les retient, rarement, qu’en tant qu’exceptions. La polémique actuelle autour de l’entrée de quelques figures féminines marquantes au Panthéon en est une des nombreuses illustrations). Je travaille le plus souvent en région parisienne avec des femmes d’origines immigrées, à partir de collectages, d’ateliers de création, d’écriture orale. Afin d’enrichir et mettre en résonance ce travail, j’avais déjà accepté en 2009 une proposition de résidence d’écriture dans un petit village de l’Isère pour écrire à partir d’histoires des femmes en zone rurale (c’est de ces 3 mois de résidence qu’est né L’enfant, créé au Théâtre de la Tempête en 2012).
La proposition de la Compagnie Nosferatu m’ouvre un nouveau champ d’exploration, complémentaire, dans cette histoire des femmes, cette fois à travers le monde ouvrier, … un monde ouvrier «féminin» à double titre, puisqu’il s’agit ici d’ateliers de couture et de fabrication de lingerie.


Quelques notes dramaturgiques


Sur les vidéos filmées lors de l’occupation de l’usine Lejaby à Yssingeaux, on voit une assemblée de femmes, assises, face à un groupe d’hommes, debout (journalistes, hommes politiques, responsables CGT, représentants du patronat).


Tout ce qui a pouvoir et/ou fait autorité est debout et masculin. Le groupe des hommes tente de convaincre, filme, parle, interviewe, explique. Est actif et entreprenant. Souvent paternaliste et gentiment condescendant. Parfois un peu agacé et impatienté.
Le groupe des femmes, assises, sont celles qui normalement se taisent (mais qui décident soudain de parler), qui normalement obéissent (mais qui décident soudain de résister et de dire non), qui normalement sont victimes (salaires bas, contrôles, rendements) et décident soudain de se défendre et d’attaquer, qui normalement ignorent (mais qui ont décidé soudain de comprendre et de cesser d’ignorer).
Elles sont assises. Et ce groupe de femmes assises représente une force de résistance immense, imbougeable, entêtée. Elles sont sérieuses, graves. Parfois l’une d’elle craque et les autres l’entourent. Elles se tiennent en solidarité et elles tiennent le coup. Quand elles rient c’est entre elles, en l’absence des autres, les hommes debout. Elles ne se payent pas d’illusions et de faux espoirs. Elles sont d’une lucidité implacable. Elles ne se font pas avoir par les médias, la télé. Elles ont appris en quelques jours à s’en servir («ils se servaient de nous et on se servait d’eux. C’était donnant donnant»). Elles sont passées à la télé et s’en fichent, juste que «Josiane, elle, a du monter seule à Paris pour Canal Plus, et la pauvre, elle n’avait jamais pris le TGV!» Elles ne se font pas avoir par les discours des politiques, même les plus sympathiques. Quand elles ne comprennent pas elles demandent calmement des explications.


Après plus de 35 ans, pour certaines, d’obéissance silencieuse, de tête penchée sur les machines, elles ont stoppé net la mécanique. Pour un temps court, qu’elles savent limité. Un temps d’autant plus précieux. Cela bouleverse les relations entre elles. Elles racontent qu’elles se sont re-découvertes, sous d’autres jours, qu’elles n’auraient jamais pu imaginer qu’une telle ou une telle soit capable de telle ou telle chose (souvent dans le meilleur, parfois dans le pire), que ça les a galvanisées, sorties d’elles-mêmes.
Ça a bouleversé les relations dans leur entourage, dans leurs vies privées, dans les couples. Certaines ont divorcé après, d’autres se sont mariées. Leurs maris en ont parfois fait de graves dépressions. C’est cela qui m’intéresse : ce déplacement qu’elles ont vécu, dont elles témoignent, cette façon de faire un pas de côté, de se mettre «hors de», cet acte ultime de refus, de désobéissance au système, et la façon dont cela les a révélées, à elles-mêmes et aux autres.


Et puis la suite. L’ après. Comment elles ont repris le quotidien, une fois la lutte passée (ou en tout cas apaisée, car elle n’est pas finie pour celles qui tentent de récupérer les maigres primes durement négociées et que l’entreprise ne leur a finalement jamais versées). Ce qui s’est passé, une fois les vies revenues à la normale, une fois le système réintégré, que ce soit à travers le chômage, la pré-retraire, les petits boulots précaires, ou la réembauche dans le même atelier par un repreneur transformé en patron tyrannique et paranoïaque (forcément il se méfie). Et ce que ça a laissé comme vide, comme nécessité vitale alors de «ne plus parler de tout ça», de tourner la page, parce que sinon «ça remue de la mort dans la tête». Mais quelle mort? Celle de maintenant, après s’être senties tellement vivantes et existantes durant ces quelques semaines de lutte, ou celle traversée alors avec la fermeture de l’usine et le piétinement de 30 années de leurs vies, même si c’était des vies au SMIC jamais augmenté, aux gestes répétitifs, aux revendications impossibles ?


C’est cela qui m’intéresse : au coeur de leurs récits, de leurs mots, de leur manière de raconter cela, au coeur de cet intime, de ces vies que beaucoup qualifient, vu de loin, de haut, de petites vies, interroger le politique et l’universalité de l’humain, ce qui fait sens, ce que ça raconte sur nous, de nos luttes et de nos obéissances, de nos résignations et de nos résistances. De nos places assignées et de nos possibles (mais si difficiles ou non désirés, non nommés, non osés) pas de côté. Ce que ça raconte de nos humanités et de nos vies dans cette société que nous continuons à coudre malgré tout jours après jours. A plates coutures.

Carole Thibaut

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