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À la trace

+ d'infos sur le texte de Alexandra Badea
mise en scène Anne Théron

: Entretien avec Anne Théron (2/2)

Entretien réalisé par Fanny Mentré (TNS)

Ces quatre femmes remettent en question la société telle qu’elle est. Est-ce en ce sens qu’elles font « avancer » Clara ?


Je ne vois pas comment une femme pourrait ne pas remettre en question la société telle qu’elle est ! On voit bien que quelque chose ne fonctionne pas, dans le rapport à l’autre, à l’amour, au temps, à l’épanouissement. C’est très intéressant, notamment, de se pencher sur les réflexions morales de Carol Gilligan, à l’origine du Care (« éthique de la sollicitude  » en français ; Carol Gilligan est une philosophe, psychologue américaine, née en 1936).


Il y a, chez ces quatre Anna un ancrage sociétal très fort. C’est exactement ce que je désirais et qu’Alexandra a su appréhender. J’ai été saisie à la découverte de l’histoire de l’avocate qui défend un homme de quatre- vingt-dix ans, auteur d’un crime passionnel : qui sommes-nous pour juger ? Quelle est la frontière entre les bons et les mauvais ?


Nous voulions que Clara, partant en quête de cette « Anna Girardin » sans savoir pourquoi, comprenne des choses d’elle-même, de son propre rapport au monde, au « réel ».


En parallèle, qu’est-ce qui met en mouvement Anna, la mère ? Ou pourquoi a-t-elle attendu si longtemps ?


On sait qu’elle parle − rarement − à sa propre mère mais elle ne l’a pas vue depuis trente-trois ans. Elle a quitté sa fille vingt-cinq ans plus tôt...


Cette femme est dans une solitude immense, inouïe, qu’elle a choisie et qu’elle protège avec une certaine violence. Mais elle parcourt aussi un chemin : entre mensonges et vérités, elle se livre progressivement aux quatre hommes rencontrés sur le web. Qu’elle mente ou non, la parole revient. Ces hommes sont des interfaces. Bien qu’elle passe la nuit avec le premier, ce n’est pas une histoire de sexe avec ces hommes mais de mots. Est-ce qu’il existe un moment où les choses doivent être dites ? Est-ce que les morts peuvent se réveiller (car c’est un peu l’impression qu’on a) ?


Comme si Anna était d’abord une voix qui revient d’outre-tombe avant de s’incarner à nouveau. Le  « contrat » que l’on a avec un enfant est le seul indéfectible. Un enfant, c’est à vie. On peut abandonner le corps de l’enfant, l’existence à ses côtés, mais peut-on abandonner la mémoire d’avoir eu un enfant ?


Là encore, ce qui compte, c’est le chemin. C’est aussi pourquoi le personnage de Margaux est capital : nous n’étions pas intéressées par ce qu’implique un face-à-face fille/mère : explications ? Reproches ? Règlement de compte ? Nous ne souhaitions pas  « résoudre » l’histoire. Toutes les pièces du puzzle sont là, sans pour autant qu’elles s’assemblent en une image figée.


En ce qui concerne ces rencontres sur le web avec les quatre hommes, comment t’est venue l’idée d’en faire des films ?


Je ne pouvais les imaginer au plateau. Et je souhaitais m’abstraire du réalisme technologique, du plan « caméra d’écran ». J’ai tout de suite voulu réaliser, pour chacun d’eux, un film, un court- métrage. Les mettre en scène dans leur cadre de vie, à ce moment de la rencontre avec Anna. Qui sont-ils, au-delà de ces écrans ? Il me fallait basculer dans leur espace, qui appartient à l’univers mental d’Anna. Anna « se fait des films ». Il fallait également que ces films cohabitent avec le plateau. Ou mieux, qu’ils le contaminent. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un seul film.


Comme toujours dans mes spectacles, je veux réunir le travail sur le son, le souffle, l’espace, les images et les acteurs − qui sont le centre, la pulsation humaine.


Pour chacun de ces courts-métrages, ce sont les acteurs que je désirais et ils ont accepté. Stupéfiant à quel point ils ont su donner corps et souffle à ces pages de dialogues... Avec eux, j’ai retrouvé le goût de filmer...


Peux-tu me parler des actrices, du choix de ce plateau exclusivement féminin ?


C’était une évidence : c’est une histoire de femmes. Les hommes sont présents dans le souvenir, dans la relation, dans la parole, mais pas dans ce qui se joue dans le présent du récit : comment être à la fois femme et mère ? Cela faisait des années que je voulais travailler avec Nathalie Richard, que je considère comme l’une des grandes actrices françaises. Comme moi, elle est « ambidextre » − elle fait du théâtre et du cinéma. Son rapport à la langue me passionne ; elle sait enjamber le point, créer sa propre syntaxe ; sa voix me fait vibrer... Sa voix qui est essentielle dans ce travail...
C’est pour elle qu’Alexandra a écrit le rôle d’Anna.


Liza Blanchard s’est très vite imposée à moi dans le rôle de Clara. C’est une comédienne que j’ai dirigée à l’ENSATT en 2013, dans Loin de Corpus Christi de Christophe Pellet. Elle a également une très belle voix. J’ai voulu ensuite la diriger sur Le Garçon girafe


(de Christophe Pellet), dont je n’ai pas réussi

à monter la production − mais que j’ai finalement mis en scène ici à l’École du TNS, avec des élèves du Groupe 42 février 2015. Je savais que dès que cela serait possible, je retravaillerais avec elle. J’aime la grande capacité de variations de Judith Henry qui correspondait à l’idée que je me faisais des quatre  « Anna Girardin  », comme autant de facettes, de déclinaisons possibles d’une même femme. J’aime aussi sa voix, or les voix sont fondamentales dans mes choix.


Alexandra la connaît et a également écrit pour elle. C’est mon agent Pierrette Panou, en qui j’ai une grande confiance, qui m’a parlé de Maryvonne Schiltz. Nous avons fait connaissance et elle m’a séduite. C’est une grande et belle femme. Une femme douce. En la rencontrant, j’ai compris que je voulais que Margaux soit dans la douceur et la tendresse. Pour rien au monde, je n’aurais voulu une femme amère ou acariâtre dans ce rôle. Ni dans celui d’Anna. Ni dans aucun d’ailleurs. Ce ne sont pas des femmes qui règlent leurs comptes.


Ce film, cet objet, raconte aussi mon amour des interprètes qui ne cesse de grandir. Le texte, l’émotion, sont dans le corps de l’interprète. Mon travail est de faire surgir la juste émotion. Je crois aussi qu’au-delà de mon goût pour les interprètes, cet objet manifeste mon amour de l’humanité. Il ne s’agit pas d’un amour « attendri » mais plutôt de ce fameux « care » ; savoir écouter et entendre ce que dit l’autre. Peut-être aussi parce que je vieillis, savoir transmettre et partager.


Comment la scénographe Barbara Kraft et toi avez-vous conçu l’espace ?


Comme toujours, nous avons cherché en quoi la scénographie est une dramaturgie. À la trace est une pièce complexe à mettre en scène car on bascule sans cesse d’un lieu à un autre. Cela n’avait aucun sens de multiplier les décors. Il nous fallait une ligne de force.


Dans la structure de la pièce, les scènes de Clara face aux quatre « Anna Girardin » alternent avec les scènes d’Anna et les quatre hommes, puis vient le moment commun, Anna/Clara, à l’aéroport. Ensuite, se succèdent les deux scènes avec Margaux. J’ai proposé à Barbara que nous soyons d’emblée dans l’aéroport. Du coup, les huit premières scènes sont en flashback : Clara et la véritable Anna se remémorent ce qui les a conduites dans cette salle d’attente − c’est un retour en arrière, pour enfin passer « de l’autre côté ». Au présent.


Choisir de mettre en scène ce qu’Anna et Clara ont gardé en mémoire permet de convoquer la fiction. Il ne s’agit plus d’une narration au présent, telle une suite de moments  « réels  », mais plutôt de privilégier des évènements qui d’après Clara et Anna se seraient passés de la façon dont elles le racontent. Bien que nourrie par Annie Ernaux, je ne crois pas que la mémoire soit une source fiable. Par contre, elle est le révélateur de notre inconscient.


Il était donc capital pour moi, dans la gestion du temps, de savoir où situer le curseur de ce que j’appelle le présent, qui n’est qu’une balise, un repère.


Cet aéroport est pour l’une un lieu de départ et pour l’autre un lieu de retour. Cette cohabitation, le fait que ce lieu représente ces deux « possibles » − ces deux temporalités − et que ce soit également un lieu d’attente, est fondamental. Ensuite, à six mètres du bord de scène, il y a un immeuble, un building. Cette proposition de Barbara m’a immédiatement séduite. J’ai pensé à La Notte (film de Michelangelo Antonioni, 1961), au long travelling du générique sur la façade de l’immeuble, pour aboutir à la chambre de l’écrivain à l’agonie. Barbara et moi partageons cette fascination pour les vies que l’on imagine derrière les fenêtres allumées.


Ce building servira également d’espace de projection. C’est là qu’apparaîtront les hommes. C’est également dans le building que se fait le film, au plateau. Car sur les huit premiers chapitres, tout ce qui est joué à l’intérieur relève d’une approche cinématographique.


Le choix de l’espace est essentiel. C’est dans l’espace que l’on chorégraphie le mouvement. J’ai besoin de l’espace pour déclencher mon imaginaire. Et je me rends compte du grand écart que je demande à mon équipe pour décaler nos bases concrètes vers un objet abstrait.


Les membres de mon équipe sont les créateurs sur lesquels je m’appuie. Pas de metteur en scène sans équipe ! Que ce soit Barbara Kraft à la scénographie et aux costumes, Benoît Théron aux lumières, Sophie Berger au son et Nicolas Comte à l’image, ce sont mes partenaires. Sans compter Daisy Body, mon assistante et collaboratrice artistique. Et Mickaël Varaniac-Quard notre nouveau régisseur général qui coordonne notre équipe. J’apporte le projet mais c’est avec eux que je le fabrique.


Dire la joie du travail en équipe. Que ce travail soit su et reconnu, que leurs noms soient cités. C’est important pour moi. Et pour eux aussi, probablement.


Plus que jamais dans ce film/objet de plateau, j’attends l’arrivée de Benoît Théron, mon créateur lumière, qui a déjà réalisé la lumière des films tournés en amont. Il n’y a pas de scénographie sans lumière, et réciproquement. Benoît réfléchit à ces cadres que je pose grâce aux fenêtres du building, en voulant faire émerger des mondes singuliers, comme autant de films en soi. Ce sera un travail entre peinture (Edward Hopper) et cinéma.


J’imagine que, comme dans tes autres spectacles, le traitement du son aura son importance ?


Le son est essentiel car c’est lui qui crée le lien entre deux écritures, cinématographique et plateau. La bande-son ouvre la représentation et appréhende de la même façon les deux écritures. Les voix des films et celles au plateau sont au micro HF, en premier plan. Ce traitement des voix, par le micro HF que j’utilise presque toujours, a pour conséquence qu’on ne peut plus distinguer ce qui appartient aux images ou au plateau.
C’est une autre réalité.


Il y a aussi le travail sur ce qu’on appelle  « les matières naturelles  ». Avec dans cet objet, la présence de l’eau et du vent.


En bref, la bande-son, sonore ou musicale, − car Sophie a fait enregistrer des variations à des musiciens, en studio, à partir de la chanson de Lhasa « La marée haute », qui sera interprétée par Judith et qui sera ensuite déclinée musicalement au cours du récit − fabrique à elle seule le récit. Sophie conçoit une seule partition. Comme nous écrirons avec Ben une partition lumière en écho aux films, pensée et conçue de façon à ne fabriquer qu’un seul objet. Benoît Théron était le créateur lumière des tournages comme il l’est sur le plateau. D’ailleurs, toute l’équipe au plateau a travaillé sur les tournages des films, accompagnée par des techniciens du cinéma.


Il ne s’agit plus de faire coexister deux espaces mais d’en fabriquer un seul. Un être humain, aussi morcelé soit-il, est une seule personne.


Pourquoi avoir choisi l’île lointaine qu’est Saint-Pierre-et-Miquelon pour le personnage de Margaux, la destination finale ?


Justement parce que c’est une île et qu’elle est lointaine ! J’aime ce que ça ouvre d’imaginaire. J’aurais pu avoir en tête l’Amérique du Nord, le Canada. Mais ce qui est fort avec Saint-Pierre-et- Miquelon, c’est que c’est à la fois la France et une terre inconnue pour la plupart des français. Quand on parle de Guadeloupe ou de Martinique, on a tout de suite en tête des images de plages, de lieux de vacances. Saint-Pierre-et-Miquelon, on ne sait pas, c’est mystérieux.


Lors de notre premier entretien à propos de Ne me touchez pas, tu situais ta recherche, ton travail, principalement dans le domaine de « l’inconscient ». Comment envisages-tu le prolongement de cette recherche dans À la trace ?


Aujourd’hui, je dirais qu’il y a un triptyque : Ne me touchez pas, Celles qui me traversent et À la trace − même si ce sont trois formes très différentes − qui accompagnent une transformation, un passage. Cela fait des années, depuis La Religieuse , que mon travail se porte sur les femmes et sur la transmission, et que je questionne la part d’inconscient dans ces rapports. Il y a eu, par exemple, Antigone, Hors-la-loi , où j’avais choisi comme axe ce qui relie Antigone à Jocaste. Un jour, j’ai réalisé qu’Antigone s’était pendue avec une écharpe blanche, comme sa mère avant elle.


À mon sens, Jocaste savait qui était Œdipe quand elle l’a épousé. Antigone est capable d’enterrer le frère à qui la sépulture est interdite, de la même manière que Jocaste, sa mère, à qui on a interdit d’avoir un enfant − on le lui a enlevé parce qu’il allait apporter le malheur dans cette maison − a « reconnu » Œdipe, à osé l’épouser et faire quatre enfants avec lui. Antigone ne serait pas Antigone si sa mère n’était pas Jocaste...


Ce dont je m’aperçois en ce moment, c’est que mon travail sur l’inconscient se décale, glisse vers un travail sur la mémoire − on sait bien qu’ils sont inextricablement liés.


Ne me touchez pas était un point d’orgue : l’inconscient se situait dans un couloir, un ailleurs d’où « ça parle », d’où « ça se souvient ». Celles qui me traversent


est un terrain d’inconscient

aussi, mais qui cherche à explorer le souvenir, convoquer la mémoire.


L’inconscient fabrique de l’imaginaire et de la fiction, c’est ce qui m’intéresse − je n’ai rien à dire du monde réel, qui m’ennuie et me consterne.


Depuis des années, j’ai fabriqué un  « hors champ », qui était l’endroit d’univers « parallèles », et aujourd’hui, j’ai l’impression que j’essaie de ramener à la lumière, dans un univers donné, présent, des éléments qui appartiennent à la mémoire.


Le titre de la pièce À la trace est venu de l’idée de suivre quelqu’un à la trace, mais c’est aussi la trace qu’on laisse.
Elle raconte comment, à un moment, il faut pour réussir à se réunir, se rassembler,  « être  » − non pas des fragments mais  « être  » en soi −, il faut rallumer la lumière, rassembler les bouts de puzzle, au maximum de ce qui est possible.


Ce travail est pour moi l’aboutissement d’un parcours où l’inconscient s’ouvre à la mémoire avec la possibilité de ramener en lumière les parcelles qui nous constituent.


Anne Théron
Entretien réalisé par Fanny Mentré le 6 avril 2017 au TNS

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