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À la trace

+ d'infos sur le texte de Alexandra Badea
mise en scène Anne Théron

: Entretien avec Anne Théron (1/2)

Entretien réalisé par Fanny Mentré (TNS)

Peux-tu me parler de l’origine du projet ?


Après Ne me touchez pas (qu’Anne Théron a écrit et mis en scène, créé au TNS en septembre 2015], où je m’étais inspirée de Laclos pour interroger le désir du côté du féminin, je souhaitais m’inspirer de La Reine des neiges


d’Andersen pour parler des

relations entre les filles et les mères.


À l’époque, je voulais aborder ce sujet par le prisme du conte, faire un spectacle tout public et même jeune public. Je n’étais pas à l’endroit où nous sommes arrivées aujourd’hui, Alexandra Badea et moi. Dans mon souvenir de La Reine des neiges , une petite fille partait à la recherche de sa mère, une reine hors des conventions sociales...


En le relisant trente ans plus tard, je constate que ma mémoire avait tout réécrit : l’histoire d’Andersen n’est pas celle-là. Je l’abandonne donc, mais reste en moi le désir premier : questionner la relation fille/mère. J’ai commencé à écrire moi-même, mais je sentais que  « ça ne prenait pas  ». J’avais envie − et c’est nouveau − de raconter une histoire. Quand j’écris pour le plateau, ce n’est pas à proprement parler ce qu’on appelle du théâtre. C’est plutôt une approche, dès l’écriture, au croisement de la littérature, de l’image et du son. Je cherche des sensations. Au bout d’un moment, j’ai réalisé que j’avais envie/besoin de partager mes désirs et mes questionnements, de rencontrer quelqu’un avec qui construire l’histoire. Je crois que je cherchais une scénariste. Mais une scénariste dont j’aime l’écriture.


C’est la première fois que tu passes une commande d’écriture. Qu’est-ce qui t’a fait te tourner vers Alexandra Badea ?


J’ai tout de suite pensé à elle. J’ai découvert Alexandra avec son texte Pulvérisés


(pièce lauréate

du Grand prix de littérature dramatique en 2013, créée en février 2014 au TNS dans une mise en scène de Jacques Nichet et Aurélia Guillet). Son univers m’intéresse à double titre. D’abord parce que son écriture « résonne » − on l’entend − et qu’elle est de ce fait un véritable matériau pour un passage au plateau. Mais aussi parce que je connais peu de femmes auteures qui ont ce rapport au politique. Alexandra a une écriture inscrite dans son époque, elle questionne le monde d’aujourd’hui avec les outils de la modernité − que ce soit Internet, les portables, ou tout moyen de communication comme Facebook... − et aborde de front la mondialisation. Dans ses pièces, les personnages se déplacent sur la planète ou parfois, comme dans Pulvérisés , c’est à travers la fabrication d’un produit aux quatre coins du monde que l’on suit des parcours humains, sociaux et géographiques, qui dessinent de nouvelles logiques émotionnelles. Chacun de ses écrits exige une recherche documentaire. Son écriture est claire, précise, parfois quasiment scientifique. Et pourtant, on y perçoit le battement cardiaque de ses personnages. Phénomène d’autant plus remarquable qu’Alexandra est Roumaine, a grandi en Roumanie, et que le français n’est pas sa langue maternelle.


Elle dit :  « J’écris en français car c’est là où je vis. Le français est la langue dans laquelle j’ai pris moi-même la liberté de dire les choses qui me dérangent. C’est la langue de ma colère et de ma liberté partagée ».


J’ai eu tout de suite envie de collaborer avec elle. Nous avons toutes les deux une pratique du cinéma et du théâtre, nous sommes toutes les deux auteures et enfin nous cherchons toutes les deux à raconter autrement sur un plateau de théâtre. Mais Alexandra sait construire des personnages et les ancrer dans le réel. C’est ce dont j’ai besoin aujourd’hui.


D’ailleurs, elle dit que si elle s’intéresse autant à la profession de ses personnages, c’est parce que nous sommes dans un monde où les individus se définissent par un emploi qui les occupe à plein temps, ou presque. Je voulais un texte qui traite du rapport mère/fille, et je savais qu’Alexandra apporterait un regard politique et social sur ce lien considéré trop souvent comme  « naturel  », celui qui unit la mère à son enfant. Moi qui cherche du côté de l’inconscient et de l’intime, cela m’intéressait donc de rencontrer une écriture qui apporterait un autre type d’entrée dramaturgique. J’ai l’impression que notre rencontre a eu lieu au bon moment : j’avais besoin d’élargir mon champ de travail sur le monde et Alexandra éprouvait le désir de resserrer son questionnement sur l’intime.


Avais-tu des demandes précises ? Comment s’est passé le processus d’écriture ?


Nous nous sommes rencontrées et je lui ai fait part de mes interrogations sur la filiation : qu’est- ce qu’être mère ? Quel rapport a-t-on à sa propre mère ? Qu’est-ce que la transmission ? Qu’est-ce que rompre ?


À partir de là, une longue discussion a commencé et s’est poursuivie dans la durée. Une amitié est née entre nous. Nous nous sommes raconté des milliers de choses, partant de nos vies mais aussi de ce qu’on avait pu entendre et voir autour de nous.


Ayant toutes deux un rapport étroit à l’écrit, nous puisions aussi dans ce qui nous est proche : je suis davantage tournée vers la littérature, Alexandra est nourrie de textes politiques et sociologiques. Notre goût commun du cinéma a également alimenté nos réflexions − Alexandra a elle aussi écrit pour le cinéma et a réalisé un court-métrage. De ces heures de conversation est né un  « synopsis », élaboré ensemble. Par exemple, rapidement, nous avons constaté que nous étions pareillement dubitatives sur ce qu’est « être une mère » − ce qu’on peut y sous-entendre de « total », voire de sacrificiel. Et nous partageons le même agacement face au fait que, du point de vue de la société, pour être une femme, il faut être mère. Et une bonne


mère. Qu’est-ce que cela

signifie ? Peut-on décider, un jour, d’échapper à cette définition ? De s’échapper, concrètement, physiquement ? Nous en sommes arrivées à nous interroger : qu’est-ce qui fait qu’une mère abandonne son enfant − un enfant voulu, aimé ? Qui peut-elle être ?
De là nous est venue l’idée du passage à l’acte dans la pièce.


Tout s’est construit ainsi, sur la base d’échanges, de réflexions. Au-delà du propos, et de son histoire, j’ai tout de suite posé des désidératas quant à des choix de mise en scène, sur lesquels nous avons débattu. Je savais dès le début que je voulais convoquer le cinéma au cœur de cette création. Je savais que les quatre hommes appartenaient au monde du cinéma, que nous serions dans les films d’Anna la mère de Clara. Comme je voulais que les quatre autres Anna que Clara va rencontrer, soient interprétées par la même comédienne. Notre collaboration a donc été très étroite.


Aviez-vous prévu que la pièce prendrait une forme d’enquête ?


Je pense que c’est lié à l’idée de départ, au conte : une fille part à la recherche de sa mère. La pièce est construite comme une enquête, presque comme un « polar », car l’idée de suspens sur un plateau nous intéresse.


La forme est assez éloignée de l’écriture théâtrale habituelle d’Alexandra. Elle est plus proche de celle de son premier roman Zone d’amour prioritaire (L’Arche éditeur, 2014), où deux portraits de femmes s’entrecroisent : on circule de l’une à l’autre, comprenant longtemps après le début le rapport qui existe entre elles. Quelles thématiques vous ont intéressées ? La recherche de filiation ? L’abandon ?


Davantage que les faits, ce qui m’intéresse, c’est le mystère, ce qui est enfoui. Pour en parler, nous avons imaginé une femme qui abandonne son enfant − ou plutôt qui s’abandonne elle-même, qui abandonne sa propre vie. Qu’est-ce qui peut décider une mère à se supprimer elle-même pour ne plus être mère ?


Qu’est-ce qui fait qu’Anna, tout à coup, alors qu’elle traverse un pont, avec sa fille Clara dans sa poussette, s’arrête ? Qu’est-ce qui fait qu’elle pose son sac et saute du pont − ce qui s’apparente à un suicide ? Quel est ce moment où tout bascule ?


Cela paraît d’autant plus fou qu’elle aime cet enfant passionnément − c’est ce que nous nous disions. Elle l’a désiré et de surcroit, elle n’a pas été « abandonnée » par le père. Il a accepté de donner son nom à l’enfant en précisant qu’il ne l’élèverait pas. Les choses ont toujours été claires entre eux : il est marié, il ne quittera pas sa femme. Et ce n’est sans doute pas un hasard si c’est avec cet homme qu’Anna a eu un enfant.


Alors ? Ce qui m’intéresse, c’est la mère qui, à un moment, ne veut plus l’être. Et qui ne veut pas transmettre à son enfant le ressenti qu’on lui a transmis de cette relation fille/mère.


Je te parlais de ce qui est enfoui : qu’est-ce qui fait qu’on perd la mémoire ? Qu’on préfère perdre la mémoire plutôt que se souvenir ? J’ai vraiment envie de fouiller cette question.


Cela nous amène à parler d’un autre personnage, Margaux, la mère d’Anna et grand-mère de Clara. Comment est-elle née dans cette histoire ?


Sa présence a très vite été une évidence : puisqu’il s’agit de parler de transmission, cela se décline sur plusieurs générations.
C’est un personnage capital, ce qu’elle dit me bouleverse, elle qui ne changerait rien, ne réécrirait pas l’histoire.
C’est une représentation du temps, du mystère du temps. J’avais énormément de  « visions  » la concernant avec Margaux, il est probable qu’elles ont nourri indirectement ce personnage.


Tout part de la fille, Clara, mais il semble qu’elle et Anna, sa mère, vivent en parallèle un même cheminement, celui d’aller vers la connaissance de soi, au travers de rencontres. Peux-tu parler de ces parcours, de ces rencontres ?


Ces deux femmes qui ne semblent pas être « sur la même planète  » vont traverser des états émotionnels un peu similaires, dans le sens où ils les conduisent à un  « déplacement». Il y a les déplacements dans l’espace et ceux à l’intérieur de soi.


Qu’est-ce qui met Clara en mouvement? Qu’est-ce qui la pousse à chercher cette  « Anna Girardin  », à cause d’une simple carte électorale à ce nom, retrouvée dans les affaires de son père décédé ? Sans savoir, au fond, Clara  « sait  », elle  « sent  », elle pressent.


Dès le début, Alexandra et moi partagions ce sentiment, que c’était le chemin qui importait pour Clara. Davantage que le  « résultat  », qui pourrait être une rencontre avec sa mère − rencontre qui ne nous intéressait pas vraiment.


J’aime les quatre figures féminines inventées par Alexandra. Moi, je n’avais pas d’idée de personnages, je souhaitais juste qu’il y ait des rencontres avec quatre  « mères » potentielles et qu’elles soient interprétées par une seule comédienne, comme la déclinaison possible d’une même femme. : je la voyais se balancer dans un rocking-chair, isolée, au milieu de nulle part. Un être fascinant dont on se dit : à quoi peut-elle bien penser ? Qu’a-t-elle vécu ?


Alexandra et moi avons eu la chance, chacune, d’avoir une grand-mère qui a compté pour nous. Même si ces femmes n’ont rien à voir avec Margaux, il est probable qu’elles ont nourri indirectement ce personnage. Tout part de la fille, Clara, mais il semble qu’elle et Anna, sa mère, vivent en parallèle un même cheminement, celui d’aller vers la connaissance de soi, au travers de rencontres. Peux-tu parler de ces parcours, de ces rencontres ? Ces deux femmes qui ne semblent pas être « sur la même planète  » vont traverser des états émotionnels un peu similaires, dans le sens où ils les conduisent à un  « déplacement». Il y a les déplacements dans l’espace et ceux à l’intérieur de soi. Qu’est-ce qui met Clara en mouvement? Qu’est-ce qui la pousse à chercher cette  « Anna Girardin  », à cause d’une simple carte électorale à ce nom, retrouvée dans les affaires de son père décédé ? Sans savoir, au fond, Clara  « sait  », elle  « sent  », elle pressent.


Dès le début, Alexandra et moi partagions ce sentiment, que c’était le chemin qui importait pour Clara. Davantage que le  « résultat  », qui pourrait être une rencontre avec sa mère − rencontre qui ne nous intéressait pas vraiment.


J’aime les quatre figures féminines inventées par Alexandra. Moi, je n’avais pas d’idée de personnages, je souhaitais juste qu’il y ait des rencontres avec quatre  « mères » potentielles et qu’elles soient interprétées par une seule comédienne, comme la déclinaison possible d’une même femme.


Entretien réalisé par Fanny Mentré le 6 avril 2017 au TNS

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