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A Bright Room Called Day… Une chambre claire nommée jour

+ d'infos sur le texte de Tony Kushner traduit par Daniel Loayza
mise en scène Catherine Marnas

: Entretien avec Catherine Marnas

Propos recueillis par Pierre Notte

A Bright Room Called Day, « une chambre claire nommée jour », c’est le lieu, ou c’est le temps ?...


Le titre n’était pas aisé à traduire, car en anglais le terme « room » est plus général que « chambre » en français ; c’est la traduction qui a été choisie par exemple pour Une chambre à soi de Virginia Woolf. Il s’agit du lieu qui est presque le personnage central de la pièce ; un appartement lumineux à Berlin, qui est décrit comme tellement agréable qu’une bande d’amis, artistes et intellectuels, le squatte quasiment en permanence. Ils y font la fête, s’y aiment, se disputent, analysent les évènements de l’histoire. Toute la partie Berlin 1930/1932 s’y déroule donc. Le fait que le lieu soit le titre du spectacle marque l’importance idéologique qu’il représente.
Quitter cet appartement c’est quitter son confort, la sécurité affective du groupe. Quitter la lumière, « bright », pour plonger dans l’obscurité de l’époque...


Est-ce une fête ? Un cabaret ? Un cauchemar ? Une épopée politique ?


La pièce commence par un réveillon du jour de l’année 1930. Fête où l’on chante, on boit beaucoup... Les personnages boivent beaucoup dans la pièce ! On danse. Tout le monde connait la chanson qu’ils chantent, Just a gigolo, mais nous la connaissons par la version américaine alors qu’elle a été créée par un allemand cette année- là. Tony Kushner fait pas mal allusion dans sa pièce à Cabaret comme une de ses inspirations ; le côté musical est donc très important dans le spectacle ; c’est d’autant plus important que lorsqu’on évoque la dernière guerre mondiale, l’horreur incompréhensible du « Mal » nous pousse à considérer cette époque comme très éloignée de la nôtre : un temps obscur où la catastrophe était en quelque sorte prévisible. Ce que Tony Kushner nous rappelle, c’est l’extraordinaire liberté, fantaisie, dynamisme créatif de ces années-là. C’est dans ce contexte qu’Hitler a réussi à prendre le pouvoir. Les personnages nous ressemblent : comédiennes, réalisateur, graphiste, spécialiste en sexologie, s’engueulant avec un humour ravageur. Ils vivent au jour le jour l’improbable, ce à quoi ils ne veulent pas croire, le cauchemar qui est en train de se mettre en place. Je dis « en train de se mettre en place  » car la pièce s’arrête juste avant le cauchemar, le traumatisme qui marque notre époque. La fiction berlinoise s’arrête au moment de l’élection d’Hitler... Nous suivons donc ses prémices, les circonstances et les démissions qui l’ont permise.


C’est, comme Lignes de faille de Nancy Houston, un voyage dans le temps... Vous continuez à chercher à comprendre les rouages de l’histoire, ses répétitions ?


Je pense qu’effectivement mes choix se portent très souvent sur les rapports entre l’intime et l’Histoire. Il parait que Freud annonçait que ses prochains sujets d’étude se porteraient sur une sorte de psychanalyse de l’Histoire.
Sans avoir cette prétention, la fiction et la métaphore du théâtre sont pour moi des terrains précieux pour décortiquer, autopsier l’Histoire, comme sujet à la fois universel et éminemment personnel. Dans A Bright Room comme dans Lignes de faille, c’est d’autant plus passionnant que les personnages sont magnifiquement dessinés. Ils ne sont jamais des figures mais des êtres très complexes avec leurs contradictions, leur psychologie.
Tony Kushner est connu comme scénariste de cinéma, les dialogues de ses personnages sont assez cinématographiques. Je pense que c’est en cela qu’il s’éloigne de l’idée que nous pouvons avoir de Bertolt Brecht, qui est la deuxième inspiration qu’il cite après Cabaret.
La différence avec Lignes de faille est le rapport à la temporalité. Dans A Bright Room aussi il y a trois époques, mais au lieu de se succéder en remontant le temps, ici, elles s’entremêlent, se coupent, voire se commentent et s’invectivent. Les trois époques : Berlin 30/33 ; New York 85/ et aujourd’hui peuvent se parler, ce qui est un luxe que l’Histoire ne nous permet pas.


Avez-vous travaillé avec Tony Kushner ? Êtes-vous en contact ?


La genèse de ce spectacle est assez incroyable... Sidérée, comme beaucoup d’entre nous par l’élection de Donald Trump et de Bolsonaro, entre autres, je me demandais comment nous avions pu en arriver là et comment nos démocraties pouvaient, de glissement en glissement, conduire à mettre au pouvoir de telles caricatures.
J’ai évidemment pensé à La Résistible Ascension d’Arturo UI de Brecht, et j’ai eu envie d’une pièce plus contemporaine.
Je me suis souvenue de certains propos de Tony Kushner à propos de Angel’s in América et de son attirance pour le théâtre politique de Brecht. En fouillant sa bibliographie, j’ai lu le résumé d’une pièce non traduite, et qui était sa toute première pièce, écrite en 1985 et, là, magie ! Les thèmes rêvés sont là : le glissement depuis la république de Weimar jusqu’à l’élection d’un clown coprophage, peintre raté qui au départ semble avoir peu de chances.
Mais le côté contemporain de la pièce était représenté par une jeune punk new yorkaise qui alertait du danger de la ré-élection de Ronald Reagan pour la démocratie en bombant sur tous les murs : « Reagan = Hitler, Weimar aussi était une démocratie ! » Scandale ! Les réactions ont été si violentes (rien ne peut être comparé au nazisme) que Tony Kushner dit avoir failli arrêter d’écrire.
Le temps ayant passé, je me suis dit que les racines qu’il voyait dans la politique de Reagan : suppression des droits sociaux, des syndicats, mépris pour la vie humaine dans sa position face au Sida... étaient tout à fait pertinentes aujourd’hui. Au moment même où je demande les droits, je lis dans un journal américain que Tony Kushner veut réécrire cette première pièce en y rajoutant un troisième feuilletage temporel : le présent et la présidence de Trump. Et c’est là que le feuilleton commence.
Nous communiquons par mail quasi nuit à nuit, et il m’envoie les brouillons de sa prochaine pièce qui consiste essentiellement à rajouter un personnage : l’auteur, donc lui, qui fait irruption dans sa pièce, interroge sa position quand il avait 26 ans de moins, et finalement pense que ce n’était pas si stupide vu ce qui se passe en Amérique. Une conversation s’établit, je lui fais part de mes réserves sur la longueur du personnage de l’auteur et sur sa tendance au nom de sa rage et de sa colère à trop expliquer sa position. Expérience inouïe, qui a finalement débouché sur une rencontre avec lui à New York, et une invitation à ses répétitions. Il s’est montré d’une rare générosité, et je l’ai vu couper peu à peu beaucoup de commentaires du personnage de l’auteur... Nos créations respectives se sont déroulées quasiment aux mêmes dates.


La pièce a été créée, mais elle est rattrapée par l’actualité, la Covid, Joe Biden... Vous adaptez-vous ?


Aucune référence au Covid, la pièce ne s’y prête pas. Par contre bien sûr depuis la création : bye bye Trump !
Mais il a suffi de très peu d’adaptation pour la rendre tout à fait contemporaine. Dans la mesure où la fable nous permettait d’interroger le « comment cela a été possible ? » La question reste entière. Il suffit par exemple de transformer  « Il (Trump) sera sans doute encore président quand vous sortirez de la salle à moins d’un miracle », par « il était il y a encore peu de temps président et n’aspire qu’à le redevenir... » Modifications très minimes ; la totalité de la pièce restant malheureusement encore d’une actualité brûlante !


  • PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE NOTTE
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