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Théâtres

de Olivier Py


Mon Bourreau
Quel combat ?


Moi-Même
Tu dis quel combat ? Je comprends, on ne les a pas vus combattre, on ne les a pas vus tomber. Je la peindrai pour vous, cette blessure exagérée et vous me regarderez la peindre avec tendresse et terreur, lentement, sillon de ma fidélité, car en saignant elle vous dit que je n'ai pas renoncé et que je suis bien le frère de mes frères disparus.


Vous et moi attendons ce visage souverain qui chanterait notre perte, ce masque de la fatalité, cette face peinte qui murmure une maudite alliance, chef de statue qui ne grimace pas, sourcil qui toiserait notre égarement et nous sommerait de mourir fidèles.


Sur le trottoir de cette ville imaginaire, quelconque ville défigurée, la peinture goutte déjà, et le coup n'a pas encore été. Je saigne lentement mon ultime confiteor, je saigne lentement sous les lustres de l'imbécillité, je saigne lentement comme on embrasse son bourreau, je saigne doucement et j'écoute couler la pavane du caniveau gorgé de ma peinture, je saigne doucement par cette plaie rêvée, les mots qui me vengeraient, certainement me vengeraient.


L'odeur de rue morte et le saignement à mon côté me rassurent comme une berceuse d'un autre âge. Quand la douleur monte à mes dents je dis : c'est celui que j'aime qui m'a poignardé, ainsi je suis heureux. Je suis heureux ainsi, blessé, dans l'ombre de mon drame, c'est celui que j'aime qui a piétiné ma joue, demain avec ce couteau, il nettoiera ses ongles, il coupera un morceau de viande froide et il tuera un scarabée. Voilà l'exorde : j'ai été frappé un jour, dans une bourgade sans musée, frappé par un inconnu et poignardé. Et je ne pouvais pas voir son visage, je ne pouvais pas voir son visage dans le contre-jour du réverbère. Alors a commencé ce rêve, ce rêve exact comme on en fait quelquefois quand on meurt. Je mourais, je meurs, le sang coulait, et enfin ce rêve exact me permettait de dire ce que j'avais toujours caché.


Mon Bourreau
Je porte un passe-montagne noir, ainsi tu rêves mon visage.


Moi-Même
Le visage que j'espère est sous un casque d'or armorié de chimères effrayantes, son regard est une eau dormante, envoûté par la banalité de poignarder.
La paupière est presque fermée, ou s'ouvre d'un coup trop grande et s'effondre encore mais l'œil est soûl dans son lit.
La lèvre tombe un peu et brille, humide d'un pigment rare, rouge écœurant, vagues abjurations luisantes dans la salive et le vin.
Le cou et la nuque ombrés d'un duvet outremer, un peu trop long et magnifique de lassitude. Le parfum de ce visage est une odeur rance, cendres froides, lavande et soûleries miséreuses, sueur fière d'elle-même, fade et brutale. (...)



Mon Père
Viens ! Viens, approche, n'aie pas peur.


Moi-Même
Mon père est à ce moment un jeune homme d'une grande beauté, un jeune chasseur mince et rieur et il vient de réveiller son fils pour lui présenter le gibier abattu, pendu au tilleul, noir, d'un autre âge. Je suis ensorcelé par l'odeur de mon père, aigre, et noire, et je sais que nous sommes là dans un instant où ma vie d'enfant délaissé se change en un ancien poème, qu'il me faudra copier et lire ma vie entière.


J'imagine qu'il ne sera pas possible de représenter sur cette scène un enfant de moins de dix ans, nu et s'infligeant à lui-même des souffrances enivrantes et murmurant des mots incompréhensibles, simulacres, sévices, fustiger, réquisitoire, flagellation, confiteor, représentations, icônes, sacrifices...


Mon père désigne du doigt la splendeur du trophée. Je deviens statue de pierre chantant la gloire des statues de chair. Le cadavre du sanglier a la majesté morbide des dieux égyptiens, il est violet et grenat, oursin géant, vallée de l'effroi, bouche du mystère forestier.


Mon père éventre le sanglier avec une grâce que je ne lui connaissais pas, il est torse nu dans la nuit et la lumière jaune, les intestins magnifiques de la bête bavent sur le papier journal, la peau ouvre sur un monde d'entrailles, l'odeur est prodigieuse. Il faut parler de sorcellerie, puisque mon âme est mise à nu, révélée dans l'obscénité sauvage de son odeur, puisque mon histoire est lue dans les entrailles du sanglier et puisque désormais la scène grandiose de ce démembrement scelle la malédiction bien-aimée à laquelle je vouerai ma nuque.


Je suis attaché, enfant de dix ans en costume bleu pâle, à la plus basse branche du tilleul et dépecé par le couteau jaune de mon père.


Mon père décolle ma peau et nomme chaque partie de mon corps écorché, le don de moi-même à ce cauchemar a l'odeur parfaite d'une charogne qui crie vers le ciel. Le ciel où est-il derrière les branches du tilleul ? Le ciel où est-il aveuglé par les vapeurs et le murmure du moteur de la voiture, où est-il ce ciel noir quand la pupille de mon père est une tête d'épingle et que ses yeux prennent l'exactitude du prédateur ?


Mon père partage mon corps entre les chasseurs, il y a là-dedans des règles qui m'échappent. A qui destines-tu mon épaule et qui a l'honneur de mon foie ? Je suis partagé entre les guerriers, il n'est pas de plus haut devenir, je m'endors. (...)



Moi-Même
Cette photographie, celle que tu gardes dans un recueil de poèmes démodés, entre un poème sur le rivage qui dit : " C'est ailleurs, ailleurs qu'il faudrait être " et un poème sur le retour du guerrier : " La guerre deviendra éternelle quand, en rentrant, tu ne seras pas fêté . " Entre ces deux poèmes, la photographie de mon père, cette effroyable image du vainqueur, sourire carnassier de petit mâle qui ne veut rien entendre.


Ma Mère
Voilà l'image que tu cherchais. C'est une photo de lui à la plage en Algérie. Ils jouaient à sauter du haut d'un rocher avec des parasols. Le soleil blanchit ses traits, ses yeux ont l'air bleu, il est très mince et le sourire, oui, c'était avant la guerre, le sourire est celui d'un homme qui n'a aucune question à poser. Il est en parfait accord avec son destin. N'a-t-il pas dit cela un jour, qu'il était un jeune homme né à sa place ? Il l'a dit et qui pourrait aujourd'hui encore dire cela, " en parfait accord avec son destin " ? Cela s'appelle un sauvage en quelque sorte.
C'était un Africain au sens grandiose du terme. Regarde ses yeux, ils disent le plus incroyable, ce sont des yeux d'avant l'histoire, ce sont les yeux des princes qui n'ont besoin d'aucune justification. On lui donne raison de tout à ce regard. Et ton bourreau, lorsqu'il cachait son visage dans le contre-jour de la lampe, ne pouvait pas avoir d'autre visage.
Le jeune garçon au sourire carnassier, incline-toi ! Pour ces yeux-là, vivre c'est assez, pas d'arabesques autour de ce verbe.
Comme le soleil arrondit ses épaules, il n'y a aucune nostalgie, aucun chagrin, aucun remords, aucune inquiétude. C'est vrai, son frère est mort, mais il suffit qu'il frappe dans ses mains pour le faire revivre. Il est l'homme à son zénith, et toi, de toujours, mon pauvre enfant, toi le fils, tu es l'ombre portée de cette statue.


Ressentiment et amertume, toi le fruit tombé, on te disait très tôt : " Jamais, jamais tu n'auras une enfance comme la nôtre. " Tu vois ta mère rire sous les bougainvilliers dans son bikini rose et lui, apportant des poissons effrayants, couleurs exagérées par les photographies de cette époque. Là-bas, le monde sauvage et premier, l'Algérie où l'on jouait au volley-ball éclairé par les phares des voitures.


Moi-Même Je savais en voyant ces images, et celles aussi en noir et blanc, de défilés et de voitures en flammes, je savais que ma vie serait froide, et mon histoire éloignée de tout sens et de toute bénédiction. " Jamais, jamais tu n'auras une enfance comme la nôtre. "



Moi-Même Je me meurs d'un coup de poignard ? Non. Je meurs de honte. Ma génération c'est celle à qui on a appris, dès l'enfance, qu'elle n'avait pas de destin. Nous l'avons cru, nous le croyons, nous tétons cette charogne, nous croyons n'avoir plus d'étoile, voilà notre foi. L'obscur impérial.


La pause sacrificielle est notre danse commune et compter ceux qui sont morts déjà est notre grammaire.
Ceux qui sont morts déjà et qui étaient les meilleurs. Je veux dire les poètes, chacun distillant sa ciguë, chacun de ceux qui ont déjà avalé la ciguë, sans que personne ne les regarde. J'en connais, j'en connais tant, vous étiez ma génération, nous avons pleuré sur les mêmes bancs d'école, et j'ai appris votre mort par ouï-dire.
Cadavre présumé retrouvé quelques mois plus tard sous le pont Marie, la préfecture de police a égrené ton carnet d'adresses, que l'eau n'avait pas effacé. Mais non, monsieur l'inspecteur, je ne sais rien, rien, vous m'apprenez sa mort, j'étais sans nouvelles, je ne sais pas, je sais simplement qu'il voulait prendre sur lui la douleur du monde. Je sais que lorsqu'il disait " je veux prendre sur moi la douleur du monde ", les prêtres riaient, les artistes riaient et la république riait de son obscène naïveté. Mais c'est ce qu'il disait, parler pour ceux qui sont sans voix, prendre sur soi toutes les souffrances et les humiliations...
Poussé, on l'aurait poussé, oui, sans doute, poussé à la baille par l'héritage de la culpabilité, que voulez-vous, c'est la fin du siècle, l'heure des additions, le bout de la chaîne.
Il avait écrit un long poème, certainement trop long et publié à compte d'auteur, un poème qui disait l'espérance. L'espérance vient à moi... On a eu de l'estime un temps et puis on a relu Shakespeare ! Ah ! Shakespeare !


Maintenant, je me sens seul et je suis las des métaphores.


Chaque nuit je rêve de ce lieu gris où d'autres éclopés viennent geindre et m'embrasser, lieu souterrain comme il faudrait, tombe approximative, et au-dessus de nos têtes dansent nos parents. Je vais souvent dans ce lieu sombre, une pissotière, un parking, vieux cinéma, c'est beau, ça sent encore la fébrilité.


Chère malédiction, je te préfère à leurs drogues parfaites : intelligence, générosité, musique ! Chère malédiction, il est bon que tu murmures encore un peu dans mon oreille vieillie que je ne me suis pas confondu à leur abjection souriante. Chère malédiction, dis-moi, toi qui étais le suaire de mes compagnons, dis-moi que leurs abjectes consolations ne m'ont jamais tenté.


Vous vouliez me voir mourir, et me prendre, pour tromper votre écœurement, un peu de ce chagrin chantant.
Vous vouliez ma chanson et je sens que je la donne sans vouloir la donner car je meurs en aimant la vie.


Je dis que je me tuerai de honte parce que de plus en plus souvent je parle et je vois qu'on ne me comprend pas.


Notre avillissement me fait horreur et je ne trouve pas d'amis avec qui partager la haine que j'ai de mes parents.


J'ai voulu racheter les crimes de mes parents et j'ai échoué.


C'est avec cela que j'écrivais et c'est de cela que, depuis le début, j'aime mourir, je n'aime que mourir.


Sentir la boue froide au fond d'un lac, je la griffe et je l'étreins.
L'odeur parfois de l'allumette craquée quand il fait très froid et que l'on attend un train. Etre trop fatigué pour dormir, la gare de province, fredonner.
Ce petit dialogue avec un inconnu devant un distributeur de café en panne, parfois.


Etre frappé par un garçon soûl et saigner tendrement.


Tout cela, les animaux de la ménagerie, les objets de théâtre ébréchés en coulisse, l'iode de l'urine, le jasmin, l'eau verte, l'oursin, c'était goûter au poison amical.


Ce qui-vive effarant qui m'oblige à rire, qui me fait feuilleter trop vite les livres sacrés et parler pour m'étrangler de mots, ce qui-vive qui m'a chassé de toutes les maisons, qui m'empêche de dormir deux fois dans le même lit et qui fait que perpétuellement j'entretiens en grattant un bouton sur mon visage ou une estafilade sur ma jambe, ce qui-vive, aujourd'hui, je sais que je pourrais tout aussi bien l'appeler mon déshonneur.


Je fuyais, vous fuir était mon poème.


Beaucoup de jeunes femmes m'ont aimé, mais un jour elles étaient mères.
Et je surprenais ce regard tandis qu'elles faisaient le geste d'ajuster un petit manteau sur leur enfant, va-t'en, me disaient-elles.


Mon déshonneur, une casserole à la patte du chien.


Est-il vrai qu'il existe un pays, j'imagine, les îles Féroé, où les fils d'assassins oublient les chansons dont on a envenimé leur jeunesse ?


Demain, il ne faudra pas dire à mes cadets à qui j'ai fait d'imprudentes promesses, il ne faudra pas dire que ma gourde est vide et que je ne sais pas ravauder le fil de notre devenir. Il faudra tricher et cacher l'imposture sous une eau de Cologne virile.


Frères, mes frères ! Je vous vois les uns après les autres abdiquer et pleurer, vous vous pendez discrètement en fin de repas et presque sans désespoir.


Pourquoi cela ?
Pourquoi nous ont-ils fait cela, pères taciturnes, avaricieuses mères, faut-il que notre échec console le leur ?


Vous avez trahi les pauvres, vous avez trahi les faibles, vous avez emprisonné les justes, vous avez exilé les poètes et pourtant spéculé sur leurs œuvres, vous avez découragé ma foi et ma foi n'était pas plus forte que votre amertume.


J'écrivais pour vaincre ! Oh je voulais vaincre !


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