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Les Animaux

de Olivier Coyette


Les Animaux : Extraits

EXTRAIT N°1


PREMIERE EPOQUE.


1. Sur la grand-route.
Le long d’une route, quelque part, en Europe ou aux Etats-Unis, à la fin du XXè siècle ou au début du XXIème.
Deux voix, deux corps, deux ombres.


ABEL
Où sommes-nous ?


ESHAM
Toujours pareil…


ABEL
Avec cette obscurité, ça devient dangereux, on pourrait avoir un accident…


ESHAM
On pourrait avoir un accident…


ABEL
Depuis combien de temps marchons-nous ? On risque à chaque instant de dévier, de marcher sur la route, on peut se faire renverser ! Il suffit qu’une voiture arrive trop vite et hop ! Voilà, ce serait fini…


ESHAM
Ce serait fini…


ABEL
Pourquoi cette outrecuidance de la répétition ?
Pourquoi cet effet d’écho ?
Me provoques-tu ?


ESHAM
Plaît-il ?


ABEL
Pourquoi répètes-tu ce que je dis ?
Tu me provoques ?
Tu me cherches ?


ESHAM
Non, je sais où tu es.
Bien à côté de moi, comme un petit animal effrayé.
Qui tremble et qui parle trop, par peur du noir et pour se rassurer.




ABEL
Je ne sais pas où je suis, je ne sais pas où nous sommes, j’en ai assez de marcher le long de cette route, qui n’en finit pas –comme toutes les routes de ce pays, d’ailleurs, on a toujours l’impression que les routes ne finissent pas, qu’elles n’ont jamais commencé, et qu’elles ne finiront jamais, elles ne sont que des extensions visibles de l’infini, des arètes posées sur la surface de la planète dont nous constituons, bien involontairement, la chair- Esham, nous sommes des poissons !


ESHAM
Tu parles trop, camarade. Economise ton souffle.


ABEL
Oui, des poissons, nous ne sommes pas des humains, non, ça serait trop simple… Cette route nous transforme, nous a transformés, bien malgré nous, en poissons ! Et je ne sais pas nager ! Et je ne peux plus marcher ! Je suis abasourdi par la puissance de cette découverte, Esham, tu te rends compte ? Tu te rends compte ? Regarde-moi ! Regarde mon visage ! Regarde !!!


ESHAM
Quoi ? Qu’est-ce qu’il a ?


ABEL
Regarde : des branchies…


ESHAM
C’est possible ; de toutes façons, je ne vois rien, dans cette obscurité.


ABEL
C’est la nuit noire ! La nuit noire des poissons des grands fonds !
Le jour ne se lèvera plus jamais !


ESHAM
J’essaie de comprendre pourquoi tu serais devenu tout d’un coup poisson : tu n’aimes pas l’eau, tu ne sais pas nager, et tu as le mal de mer… C’est exact ?


ABEL
Oui, c’est ça. Je suis monté dans une barque de pêcheur, une fois, en Sicile… Des vomissements monstrueux ! Je ne pouvais plus m’arrêter ! J’ai regardé devant moi, et j’ai rempli la barque ! On a failli couler…


ESHAM
Donc ce destin de poisson, c’est une punition.


ABEL
Oui, c’est ça ! C’est la punition ! Je suis puni ! Je suis puni !! On m’a puni !!!


ESHAM
Peut-être as-tu fâché quelqu’un ?
Tu as des ennemis ?


ABEL
On m’a appelé Abel pour que je subisse la vengeance. Ça y est. Maintenant j’en suis sûr.


ESHAM
Tu viens plutôt du sud, ou du nord ?


ABEL
Du Nord. Je suis de tradition nordique. Ma mère avait rencontré un danseur de sirtaki. Elle venait du Danemark. Là-bas, les gens ne dansent pas. Elle avait été très impressionnée par les mouvements de jambe des danseurs de sirtaki, par la souplesse de leurs articulations, par la fluidité des gestes. Elle était tombée amoureuse de lui. Mais il était blond. Car lui-même avait des origines suédoises. Ses parents avaient émigré en Grèce à la suite d’un scandale familial et politique. Il avait donc grandi dans la culture grecque, la culture du sirtaki, mais au fond de lui, il avait gardé, puissante, l’empreinte d’une tradition nordique. Dont j’ai, je crois, hérité. Oui, c’est cela. Je suis de tradition nordique.


ESHAM
Moi je viens du sud.


ABEL
Oui, ça se sent.


ESHAM
Chez nous, on danse, on fait la fête, on boit, on mange, et tout le reste.


ABEL
Ça fait mal ?


ESHAM
C’est une question de disposition.
Es-tu de bonne disposition ?


ABEL
Je crois, oui.


ESHAM
Alors il n’y aura pas de problème.


ABEL
Nous allons chez toi ?


ESHAM
Pas tout de suite. Mais pourquoi pas ?


ABEL
Qu’avons-nous d’autre à faire ?
Où devons-nous aller ?
J’aimerais bien voir comment c’est, chez toi…



ESHAM
Tout d’abord, il faut vivre et traverser, faire l’expérience de la traversée. Tout d’abord, il y a cette route. Avant tout, il y a cette route, dont tu disais tout à l’heure que l’on n’en voit pas le bout. Eh bien, regarde ! Au loin, le soleil point. C’est la fin de la nuit, ami ! Nous allons nous sortir de là. Je crois distinguer une maison, ou un hôtel. Peut-être un bar, un restaurant ? Nous pourrons nous arrêter, nous reposer, nous calmer. Surtout toi. A certains moments ton cerveau bout, tu te transformes en pile électrique, c’est très mauvais. Il faut que tu apprennes à te contrôler, à faire cesser la danse dans ta tête. Il faut que tu apprennes à redevenir neuf à chaque instant.


ABEL
Comment fait-on cela ?


ESHAM
Tu y arriveras en t’oubliant toi-même. Et ainsi cette route devient pour toi un chemin d’oubli, une veine ouverte dans la chair de ta mémoire, une plaie bénéfique.


ABEL
Qui m’ouvre et m’écartèle. Je ressens la douleur mais non le soulagement.


ESHAM
Le soulagement vient avec la mort.
La blessure nous garantit que nous sommes vivants.


ABEL
Je voudrais parvenir à respirer simplement, sans avoir peur de me congestionner.


ESHAM
La plaie que tu as en toi te vient de cette crainte, cette crainte permanente de lâcher le fil dont tu es cousu. Tu devras apprendre à te découdre, ton travail et ton œuvre seront un détressage.


ABEL
Dans « détressage » il y a « détresse ».


ESHAM
C’est exact.


Lumières, peu à peu. Ils ouvrent une porte et entrent.




EXTRAIT N°2


7. Prière du déluge.
Esham adressant une prière aux morts


J’oublie le serment du moqueur
Et les tables de jeu de mon enfance
J’oublie les sauts de puce
La marelle et les billes
J’oublie le sable dans lequel j’ai enfoui mes rêves
Mes statues de fierté pure
Ma noblesse a jamais disparue
J’oublie
J’oublie le temps les faveurs les coups de chance
Et les coups de hasard
Qui faisait bien les choses
J’oublie les anciennes querelles et les pardons refusés
J’oublie les dérives sentimentales le long du chemin des pendus
J’oublie le feu dans la gorge et mon sexe mort
La vanité du temps où je croyais à l’excès
Les éphémérides de mes joies mortes
Les calendriers adultérins
J’oublie
J’oublie le temps
J’oublie la route vers le sud
J’oublie ce que c’était de mendier
Ravalant mes pudeurs anciennes
J’oublie le goût du thé
Le thé vert mon préféré
J’oublie le vert j’oublie le vent et la pluie des instants
Où j’oubliais ma vie
Instants éthérés de l’absolue compassion
Instants éternels
Je vous oublie
Je vous dois tout
Toute ma vie
Et je vous oublie




EXTRAIT N°3



LA PAROLE


Le premier homme que j’ai tué, il te ressemblait. Mais peut-on vraiment tuer un homme ? Pour tuer un homme, il faut qu’il existe. Il faut qu’il se sente exister. Un homme doit se sentir vivant pour pouvoir se sentir mort. Ceux qui ne se sentent pas vivre, se sentent-ils mourir ? Ceux qui ne sentent pas la vie en eux, peuvent-ils sentir la vie chez ceux qu’ils tuent ? Faut-il avoir plus de mort en soi que de vie pour donner la mort ? Faut-il sentir la vie en soi pour ne pas donner la mort ? Ne pas se donner la mort ? Quand je tuais, était-ce par désir de vie, ou par désir de mort ? Ai-je tué pour me sentir plus vivant ? Ou simplement parce que c’était si facile, tellement simple. Tuer quelqu’un est une chose simple, et plus on le fait, plus ça devient simple. Un jeu. Pan, il est mort. Mais vraiment mort. Pour ne plus faire face à ce mort il faut se déplacer, il faut bouger, sans cesse, sur cette route qui se jonche de plus en plus de cadavres, de corps à la vie enlevée. La première fois que j’ai tué, j’ai senti la mort. Ou j’ai cru que je la sentais. Peut-être parce que le canon de mon arme m’a chauffé la main. Peut-être parce que j’ai cru jouir. Mais la fois suivante déjà je ne sentais plus rien. Ne plus rien sentir, c’est être mort, non ? Je ne me sentais plus, je ne sentais plus, je n’étais plus vivant, plus présent à moi-même, et pour me rendre à nouveau présent à moi-même, à ces sensations de vie, j’ai tué à nouveau ; et, tuant, je me suis tué un peu plus, à chaque fois. Un peu plus mort à chaque fois. J’entends à présent la prière des morts, qui dit que dieu n’existe pas.


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