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Cahiers Jean Vilar - N°113 : L’Avenir de Vilar

Éditorial par Jacques Lasalle

À l’exception d’un bref semblant de rencontre1, je n’aurais été que spectateur de Jean Vilar : précoce, continu, fervent, irradié, transformé, certes ; mais simple spectateur parmi tant d’autres. Cela me met à l’aise pour dire le soupçon que m’inspire d’habitude tout projet commémoratif, surtout s’il est menacé comme c’est le cas ici, sur fond d’ivresse hagiographique et de nostalgies éperdues, d’un consensus universel, aggravé, en ces temps d’élections, de tentatives récupératrices de tous bords et de toute nature.


L’homme pour qui chaque jour fut un combat, qui affronta, sans jamais rien leur céder d’essentiel, les politiques, les gens de presse, les professionnels de la profession, le public et ses humeurs changeantes ; l’homme qui suscita railleries, anathèmes et haines tenaces jusqu’à être symboliquement mis à mort à Avignon, en 1968, en un festival qu’il n’avait cessé lui-même de reconsidérer, d’ouvrir à de nouveaux publics, à de nouvelles disciplines, à de nouvelles pratiques qui, le plus souvent, commençaient pourtant par faire table rase des siennes, voici que cet homme fait aujourd’hui l’unanimité chez ceux-là mêmes qui, avec une certaine précaution durant sa vie et avec une belle allégresse après sa mort, ont moqué son oeuvre et en ont pris le contre-pied. Cela, dit-on, amuserait Vilar. Je n’en suis pas si sûr.


Pourquoi, dans ces conditions, ai-je accepté de participer, moi aussi, à un hommage si curieusement consensuel et célébré, à l’envi, une année durant un peu partout en France et hors de France ? C’est bien sûr parce qu’il s’agit d’abord et avant tout de Vilar, ce diable de théâtreux pas comme les autres, ce Savonarole fraternel, ce prêtre défroqué,cet athée mystique, bref ce contemporain capital dont nous n’avons pas fini de découvrir l’oeuvre, la richesse et la diversité ; de l’homme, l’ambivalence et les arrière pays ; de la vision, la modernité prospective.


Richesse et diversité


Non seulement Vilar, homme de théâtre complet, comme nul autre sans doute avant et peut-être après lui, mobilisé par un projet très tôt pressenti au moins quant à ses lignes de force, a peu à peu annexé la totalité des territoires de l’acteur, du régisseur, du chef de troupe, du programmateur, du législateur, du diplomate et du visionnaire, du tourneur de banlieues autant que des grandes capitales étrangères, de l’éditorialiste et du dramaturge, du moraliste et du libertin, de l’artisan et du stratège. Non seulement il a su synthétiser en une seule pratique cohérente et unifiée des esthétiques et des visées sinon antinomiques, au moins contradictoires : celles d’Antoine et de Lugné-Poe, le naturaliste et le symboliste, ces frères ennemis dont l’un révéla Ibsen et Strindberg, l’autre Maeterlinck et le jeune Claudel ; celles de Copeau, le grand réformateur, l’homme du retour au texte et du plateau nu ; de Gémier qui, patron du premier Théâtre National Populaire, en esquissa les voies gestionnaires et les ouvertures sociales et associatives ; de Dullin, le patron et le maître-acteur ; de Pitoëff et de son ouverture inspirée au répertoire européen ; de Jouvet, le séducteur du Tout-Paris, mais tout autant, surtout après l’épreuve de ses cinq années d’Amérique latine, le défricheur obstiné – avec Dullin – des voies de la décentralisation. Non seulement Vilar sut s’entourer avec une sidérante sûreté de jugement d’une troupe fidèle, formée des plus grands solistes ou des nouveaux venus des plus prometteurs de leur époque ; non seulement il sut s’attacher des compagnons de création exemplaires dont la parfaite complicité lui permit de réaliser en des délais incroyablement courts (trois ou quatre semaines tout au plus) les spectacles les plus divers et, chaque fois, les plus accomplis. Mais alors même que l’étendue de la tâche le dévorait et minait ses forces, il veilla à ne jamais s’enfermer dans les frontières du théâtre, le plus étroit des arts si on le referme sur lui-même, le plus ouvert et le plus fécond si on l’ouvre à la totalité du monde et de la création.


Ambivalence et arrière-pays


On s’en doutait un peu, son Mémorandumparu dans la revue Théâtre populaire et Chronique romanesque, son roman posthume, nous avaient mis la puce à l’oreille : l’homme d’Avignon et de Chaillot n’était pas réductible au gamin violoneux des rues de Sète, au petit pion de Sainte-Barbe, au pauvre étudiant de jadis, crotté et désespéré à jamais, qui par désir de revanche et au terme d’un entraînement méthodique se serait progressivement mué en une manière de Saint-Just engageant sans crier gare le monde du théâtre une nuit de septembre 1947 à Avignon –il venait d’avoir 35 ans –en un Thermidor permanent aussi dogmatique qu’inexorable. C’est le mérite du numéro 112 des Cahiers Jean Vilar de nous révéler les lettres que, de 1941 à 1947, Vilar adressa à Andrée Schlegel, sa fiancée encore sétoise, devenue son épouse en juin 19424. Le Vilar « à découvert » que nous rencontrons là est bien cet autre Vilar que nous pressentions : amoureux fou à trente ans comme le serait un adolescent, incertain et déterminé, irréductible et vulnérable, secret à lui-même autant qu’aux autres, solitaire par prédilection, mais en quête permanente d’amitié et de rencontres, intrépide et mesuré, raisonnable et passionné, doutant de tous et de lui-même, sauf de la légitimité de son action, annotant et corrigeant textes et manuscrits des nuits entières, hanté d’écriture et considérant sa vie entière comme la propédeutique de l’écrivain qu’il entendait (à tort ou à raison ?) devenir.


Le croirait-on ? Il n’a cessé, année après année, de revenir sur sa pièce, Dans le plus beau pays du monde5 et il y travaillait encore quelques mois avant sa mort, alors qu’il espérait trouver enfin le temps et le retrait nécessaire à son entrée en littérature. Les gens gagnent à être connus, ils y gagnent en mystère, écrivait Jean Paulhan. Jean Vilar méritait bien que l’on publie ses « lettres à l’aimée ». Il y gagne l’épaisseur romanesque d’un compagnon de vie infiniment proche et fraternel, parce qu’infiniment distant, multiple et divisé.


Modernité prospective


Vilar est mort en 1971. Quarante et une années sont passées. Presque un demi-siècle. Après l’hexagone et ses trente glorieuses, après l’Europe sans gouvernance et ses diktats sans concertation, s’imposent désormais la mondialisation et ses vertigineuses inconnues. Il n’est plus question que de crise, de mutation, de rupture de civilisation, d’apocalypse à court terme. Le théâtre aussi a changé. Comment recevrait-on les spectacles de Vilar aujourd’hui ? Malgré, en leur temps, l’éclat de leur accomplissement et leur mythique persistance, ils ne peuvent s’appréhender désormais que dans la perspective d’une splendeur éphémère. Il en va ainsi de toute création de théâtre. Le conjoncturel est son lot, le périssable son horizon. Seule subsiste au temps l’oeuvre écrite en ses successives et contradictoires lectures. Que deviennent, que deviendront après leur mort, hors de nos chancelantes mémoires, ceux des maîtres auxquels nous devons tant : Efros, Garcia, Grüber, Kantor, Krejka, Planchon, Schuman (Peter), Strehler, Valdez (l’âme du Campesino), quelques autres encore ? Ils s’éloignent et déjà se défont en de spectrales fêtes où nous ne pouvons plus les rejoindre. Vilar, lui, demeure. Parce qu’au-delà de ses propres réalisations qui, elles aussi, s’estompent, les questions qu’il a posées, non seulement au théâtre, mais par-delà son temps et le nôtre, au devenir politique, social, éthique du théâtre, demeurent. Vilar n’a pas seulement inventé la scène accordée à ses désirs et aux contingences qui les contraignaient. Il n’a pas fait que la doter d’une charte constitutionnelle et d’une assise institutionnelle. Il n’a pas seulement imposé le théâtre, un théâtre national et populaire, à la Cité, à la Nation, et de proche en proche, en France et hors de France, à tous ceux qui se réclament encore des Droits de l’homme et de l’accès à la culture pour tous. Ancré dans son époque et sa société, il n’a cessé pourtant de se projeter dans le futur, si peu prévisible qu’il parût. Il ne s’est enfermé dans aucune certitude, ne s’est satisfait d’aucune réussite acquise. Tel cap à peine franchi, il envisageait le suivant. Il a été jusqu’à rêver l’inconnu, jusqu’à en désigner par avance les menaces et les combats : Il n’y a que l’exceptionnel qui ait quelque intérêt en ce monde, aimait-il à dire citant Goethe. L’exceptionnel certes, mais aussi le surprenant, l’impensé, l’encore inimaginable dont demain sera fait. Si Vilar nous importe pour tout ce que lui-même a réalisé, pour tout ce qu’il a permis à ses cadets de réaliser après lui, il nous importe davantage encore pour tout ce qu’il permettra à ceux qui viennent et à ceux qui après eux viendront, de maîtriser et d’inventer à leur tour. Après lui, et si insistantes que soient les sirènes de la désespérance, de la dérision, de la terreur, ou des addictions sans retour, il ne sera plus possible aux jeunes générations de désespérer d’un avenir dont Vilar, assurément, ne pouvait pas détenir les clefs, mais qu’il aidera encore, n’en doutons pas, tout au long des prochaines décennies, à affronter, à déchiffrer, à en imaginer, alors que beaucoup auront perdu jusqu’au souvenir de son nom, le possible, l’humain, le libre, le rieur, le solidaire, le dissident usage.

JL 1er mai 2012


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