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Adagio (Mitterrand, le secret et la mort)

de Olivier Py


Adagio (Mitterrand, le secret et la mort) : À propos de François Mitterrand

par Daniel Loayza

"Ce n'est pas d'un traité de sagesse que nous avons besoin, mais d'une représentation."
François Mitterrand

Si Olivier Py, dans Adagio, a rêvé de retracer l’ultime promenade intérieure de François Mitterrand, c’est qu’il a très tôt eu l’intuition de se trouver face à un personnage théâtral de premier ordre. Assoiffé de lucidité au point de refuser pendant son agonie les secours de la morphine, Mitterrand fut en effet selon Py le dernier de nos grands politiques à être à ce point imprégné d’un style tout classique au sens littéraire du terme, veillant jusqu’au bout à être digne de son monument – ou de son masque. Son choix de vouer son existence au «démon de l’action» ne l’a jamais conduit à lui sacrifier ni les mots, ni la pensée, et au cours de ses derniers mois, il contrôla pas à pas le pro- grès de sa propre disparition de façon à se donner à lui-même un ultime rôle à sa mesure. Dernier visage de celui que hanta toujours la question du sens de ses actes : celui de l’acteur s’interprétant soi-même jusqu’au vertige, jouant désormais pour soi seul dans le miroir secret de sa conscience ?
L’intention d’Olivier Py n’est pas de signer ici un panégyrique. Mais pas davantage un réquisitoire. Son but est d’abord de mesurer quel abîme nous sépare d’une époque pourtant si proche. Il est ensuite de nous faire pénétrer dans les arcanes de l’action, en nous dévoilant les interrogations et les attitudes d’un homme qui voulut contrôler jusqu’au bout le moindre de ses gestes. Et en matière d’action, Mitterrand était un maître. Son intuition politique hors pair lui valait d’être respecté et redouté de tous, alliés comme adversaires, et mérite aujourd’hui encore de longues analyses dans les séminaires de sciences politiques. Mais Mitterrand ne faisait pas que jouer des «coups». La conquête et la conservation du pouvoir sont des opérations d’autant plus délicates, dit Machiavel, que les qualités requises par l’une et l’autre sont quasiment opposées. Comment concilier les brutalités du combat à court terme avec la sérénité que réclame l’art de «donner du temps au temps» ? Et puis, le pouvoir, sans doute, est chose très désirable – mais au fond, pourquoi ? Qu’en fait-on ? Qu’est-ce donc qui distingue l’action de l’agitation sinon la présence ou non d’un but – et le geste de la gesticulation, sinon une certaine manière d’assumer le poids d’une charge ? Mitterrand savait mettre son acuité tactique au service d’une vision stratégique exigeante : agir, à ses yeux, ce devait être inscrire sa propre action et infléchir celle d’autrui dans un certain sens – ce sens parfois douteux, voire confus, presque indéchiffrable, qu’on appelle le sens de l’Histoire : celui que l’Histoire impose, mais également celui qu’on lui donne, qui est aussi affaire de style et qui ne se laisse lire (s’il se peut) qu’à la lumière d’un idéal commun : œuvrer tant bien que mal, en dépit des inévitables concessions et des erreurs, au progrès de tous les hommes vers plus de justice.
Comme on sait, Mitterrand fut en son temps appelé le Florentin, le Sphinx – et même Dieu : trois surnoms qui soulignent son intelligence calculatrice, son souci de ne rien dévoiler, le fascinant pouvoir de son silence. Pourtant, il s’est plus d’une fois expliqué sur les principes qui ont gouverné ses choix. Les témoins, les mémorialistes, les historiens et les journalistes ne manquent pas : au fil de la trentaine de scènes qui constituent cette rétrospection d’un promeneur solitaire et méditatif à l’orée de sa propre fin, l’on voit défiler plus d’un personnage public toujours en activité. Non sans quelque malice, Py s’est d’ailleurs plus d’une fois amusé à ne pas identifier nommément toutes les figures plus ou moins célèbres qui croisent le destin de «son» Mitterrand – comme pour laisser aux spectateurs curieux le plaisir de reconnaître, dans l’ombre ou sous les feux de la rampe, ministres, sherpas, proches ou conseillers, mais aussi, sans doute, pour préserver sa propre liberté créatrice. Car l’auteur, tout en puisant largement dans les archives pour en tirer les matériaux de sa construction dramatique, qu’il s’est borné tantôt à sertir, tantôt à monter, tantôt à unifier stylistiquement, faisant alterner petite et grande histoire, monologues et scènes publiques, n’a jamais hésité pour autant, en vertu de ses droits de poète, à réinventer parfois telle situation, telle conversation privée. Mais la plupart des propos les plus marquants (et parfois surprenants !) qui résonnent dans la pièce ont effectivement été tenus, et les principaux éléments du portrait présidentiel que trace Olivier Py ont bel et bien été fournis par son sujet.
Mitterrand a lui-même composé la figure d’une force dramatique exceptionnelle qu’il a fini par devenir dans nos mémoires. Le doit-il à sa façon de traverser le siècle ? À son rapport étroit avec les arts, et plus particulièrement avec la littérature ? En vrai symbole d’une époque qui échappait encore à l’emprise envahissante de la pure com- munication, le bâtisseur de pyramide et de bibliothèque était un homme de verbe autant que d’action, écrivain jusque dans ses dernières improvisations après avoir été un jeune homme tenté par la poésie. Il avait, comme chevil- lée au corps, le sens de la représentation, à tous les sens du terme – et ce n’est certes pas sans intention que Py choi- sit de lui faire affirmer, dès le début du spectacle : «Ce n’est pas d’un traité de sagesse que nous avons besoin, mais d’une représentation. Représentation est le mot juste, rendre présent à nouveau ce qui toujours se dérobe à la conscience...» Cela dit, le Mitterrand que nous donne à voir Adagio, écrivant, lisant le Livre des Morts, l’Ecclésiaste ou Les Rougon-Macquart, interrogeant sans relâche son rapport presque amoureux aux paysages et à l’histoire de sa patrie, ne tombe pas dans le piège d’une trop constante solennité. L’homme qui sculpte ici sa propre statue laisse de temps à autre échapper quelques scintillants éclats intimes – de cynisme, d’humour, et même, qui l’eût dit ? – de timidité.