theatre-contemporain.net artcena.fr

Ad Vitam

de Joël Jouanneau


Si je vous ai enjoints ce soir de me retrouver en ce lieu tout aussi improbable que vous et moi, et dont vous conviendrez dans une petite heure ( il m’est permis de l’espérer ) que si on y est mal assis du moins l’on peut encore y penser à voix haute, c’est pour vous prendre à témoin de l’affaire que vous savez et dont on aurait pu a priori supposer qu’elle ne fasse pas même l’objet d’un articulet dans une feuille locale quand depuis six bons mois elle mobilise les rédactions et les prétoires, faisant perdre la tête à plus d’un sans qu’on ait même songé, notez-le bien, à s’informer auprès du premier intéressé - et jusqu’à preuve du contraire lui c’est moi. Que vous soyez peu nombreux à avoir répondu à mon injonction n’étonnera (s’il s’en trouve encore) que les naïfs, et je conviens que le papier carbone de ma poly-copieuse pèse peu face à la déferlante à laquelle vous devez faire face, mais un seul serait venu ce soir que ce serait avec un souci identique d’exactitude et de rétablissement des faits que je me serais adressé à lui, tant j’ai l’intime conviction qu’il peut suffire que le doute pénètre une conscience pour que, des années plus tard, une vérité proclamée retrouve son statut premier de forfaiture. La terre n’a pas cessé de tourner au prétexte qu’un pape et ses ouailles la voulaient plate, et s’il est bien vrai que je ne suis pas Galilée - n’ayant nulle vocation au martyre - je ne serai donc pas le mouton qui entendant une prière (fût-elle araméenne) offre avec docilité sa gorge au couteau du boucher, non, l’expérience m’a trop appris qu’à tendre la joue droite on l’expose à une réponse sans surprise, et je ne me laisserai pas mettre en croix.


Mais voici que je me surprends à prendre un ton d’avocat alors même que je ne veux que m’en tenir aux seuls faits, l’expression étant ici à prendre au pluriel, comme en atteste la présence de ce mur de cartons derrière moi, lesquels enferment les milliers de pièces relatives à l’affaire, toutes certifiées, toutes dûment répertoriées et classées dans l’ordre de leur chronologie, travail digne d’une colonie de fourmis dont je ne pouvais penser que je devrais un jour m’astreindre à le faire, n’imaginant pas que la publication (voici moins de sept mois et sans mon consentement) des treize petites lignes que l’on sait nous conduirait là où nous en sommes aujourd’hui, à ce mauvais procès qui m’est fait, non que je les renie (je m’enorgueillis même de les avoir écrites - sachant le disant éloigner de moi le peu des appuis qui me restent et prenant ce risque), simplement elles ne peuvent et ne doivent, ces treize lignes, être lues qu’à la lumière de l’obscurité qui les a produites, enfermée elle dans ces cartons que l’on voit.


Le premier qui voudra bien s’aventurer dans l’exploration du plus ancien que voici, vérifiera que l’on ne saurait non plus comprendre la cabale dont je suis la proie en s’en tenant à la demi-année surréelle qui nous précède. Il y trouvera, entre autres reliques, un petit billet d’entrée dont les couleurs, jaunies par l’urine du temps, sont certes passées mais (et dommage pour mes détracteurs) la date n’en demeure pas moins lisible, tout comme l’objet du billet, et c’est donc le 17 juillet 47 dans la vallée de la Vézère, à quelques encablures de la petite bourgade de Montignac, au lieu-dit Font de Gaume et dans les profondeurs de la terre qu’il vous faut maintenant avec moi descendre ( à une température équivalant en degrés à celle d’un bon Cahors de la région, dont on conviendra qu’elle est tempérée pour la saison, si l’on veut bien se rappeler que ce même jour le petit Jean Robic et son deux roues accomplissent eux sous un soleil saharien dans le massif des Pyrénées, un exploit qui se verra qualifié de hors du commun par le Miroir Sprint aux couleurs vert sépia de la semaine qui suit - exploit mémorable qui vaudra au coureur breton de rejoindre la lignée enviée des héros de la légende du tour de France ) c’est bien là oui, dans ces profondeurs de la terre et du temps que tout commence, là que, passé l’étroit couloir de calcite, vous traversez la salle des taureaux pour pénétrer ensuite, mais en file indienne, dans le long boyau dont les parois et le plafond fourmillent de bouquetins et autres bovidés (fixés là eux pour l’éternité par une humanité larvaire qu’aujourd’hui encore on regarde comme des bêtes avec cette absence de menton, ce cou taurin, cette mâchoire prognathe et ce regard de demeuré qui nous font nous étonner qu’on puisse leur devoir d’être là à les regarder), ce boyau vous conduisant au sanctuaire de la grotte où je vous attends, moi et mes presque sept petites années, en sarrau gris et culotte courte bien entendu, petit Doisneau qui ne vous voit pas lui, fasciné qu’il est par deux voyelles qui s’entrelacent, ces deux même voyelles a et e aujourd’hui à l’origine de l’opprobre qui pèse sur lui, et entre nous dites-moi : comment aurait-il pu soupçonner cet enfant que, des décennies après qu’il les ait découvertes, plus de cinq mille après qu’elles aient été peintes, elles feraient scandale, je n’avais alors pas même songé à quitter les Eyzies, et mon dieu pourquoi l’aurais-je fait, oui pourquoi l’enfant que j’étais aurait-il dû quitter les Eyzies avant cette excursion gratuite organisée au profit des vainqueurs de ce que l’époque avait coutume de nommer le cep de vigne, entendez par là le Certificat d’Etudes Primaires, trophée obtenu aux forceps cette année là par son frère aîné (hélas bien en peine de témoigner, vu son brusque décès, à pas même vingt ans, consécutif à une foudroyante inflammation de son cerveau), frère que j’accompagnais jusqu’à ce sanctuaire datant du paléolithique supérieur, grand dadais cherchant lui comment se débarrasser de son crampon de cadet pour fricoter avec la fille Desprès de Montignac, lui demandant finalement de l’attendre cinq petites minutes sans bouger et ne le retrouvant qu’une heure après dans la position où vous m’avez découvert, (à supposer que vous m’ayez suivi) les yeux donc rivés sur ces deux voyelles entrelacées, ce e dans le a gravés dans la roche et qui sont à l’origine des treize lignes qui vous valent d’être ici, mais avant que d’en venir à elles je me dois de vous convier à une ellipse temporelle et un petit saut géographique ...


imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.