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À la trace

de Alexandra Badea


À la trace : Questions à Alexandra Badea

Entretien réalisé par Fanny Mentré - TNS

Fanny Mentré : Quels sont pour vous les enjeux d’une commande d’écriture ? Comment choisissez-vous d’y répondre ou non ?


Alexandra Badea : Tout d’abord c’est la rencontre avec l’artiste, avec son univers et sa personnalité, je ne pourrais pas écrire pour quelqu’un dont je n’apprécie pas le travail ou la démarche. Je ne réponds pas à une commande, je ne sais pas répondre, je ne sais pas me soumettre au désir de l’autre. Je ne peux pas écrire sous surveillance. Il y a la rencontre, le thème dont on parle ensemble, la  « playlist  » commune de romans, essais, films, photos, les échanges qu’on peut avoir ensemble, les contradictions et ensuite je pars seule en écriture. Tout le reste disparaît, se fond, j’oublie la  « commande  », l’enjeu c’est de créer une œuvre singulière, de prendre un chemin inconnu et dans le fond et dans la forme, d’être surprise par le mouvement de la pensée et de l’écriture, d’apprendre et de révéler des choses qui n’arrivaient pas à se nommer avant.


Durant l’écriture, que produit le fait de savoir qui seront les interprètes ?


Les personnages ont d’emblée un corps. Je ne réfléchis pas forcément à la manière dont ils disent les textes, c’est plutôt leurs corps, leur énergie, leur souffle qui empreignent les mots que j’écris. Je n’imagine à aucun moment comment ils disent ce texte, je les vois juste dans ces situations. C’est une influence assez inconsciente finalement...


L’exercice est un peu différent quand j’écris en tant que metteure en scène pour les acteurs avec lesquels je vais travailler. Là je peux aller un peu plus loin et associer les acteurs même dans le processus d’écriture. Je peux leur raconter l’histoire, le trajet de leur personnage, j’écoute leurs réactions, parfois ça peut passer par un silence, ou une anecdote qui n’a rien à voir avec ce dont on parle, mais ça nourrit ma réflexion. Ensuite je peux réajuster le texte en fonction des premières lectures, de leurs questionnements... Parfois les acteurs deviennent des dramaturges et c’est très agréable.


Pourquoi ancrez-vous vos personnages dans un milieu social ? D’où naissent leurs différents parcours ?


J’essaie de couvrir la société dans sa globalité. Parfois j’essaie même d’élargir aussi l’espace géographique. J’aime bien quand les actions se passent en décalage horaire, dans des espaces- temps différents. L’art est pour moi une manière de voyager et de faire voyager. Et c’est aussi un des outils les plus abordables pour connaître l’autre, pour avoir accès à son intériorité, pour comprendre ce qu’on n’arrive pas à comprendre, pour se déplacer de son endroit, pour tordre la pensée. Je ne me sens pas à l’aise quand on parle d’un seul endroit. J’essaie de diversifier l’endroit d’où on prend la parole. Il y a des gens qui vont dire : « Oui mais c’est toujours l’auteur qui parle, on ne peut pas parler à la place des autres. »


Bien sûr c’est l’auteur qui parle, mais il parle en s’imaginant ce que l’autre pourrait dire dans une telle situation... et cet imaginaire, dans mon cas, vient d’une période assez profonde de documentation et aussi d’un travail constant sur différents territoires. Je parle avec beaucoup de monde dans les ateliers ou les rencontres que je fais, toutes ces rencontres laissent des traces dans l’écriture. Quand je travaille sur un sujet, je vais rarement à la rencontre des gens sur lesquels j’écris. J’ai peur d’être trop intrusive. Mais parce que des gens m’ont livré leurs histoires, il m’arrive d’écrire à partir de ces bribes de confessions. Les parcours de ces personnages sont liés à des fragments d’histoires qu’on m’a livrées. Parfois un personnage peut contenir une centaine de sources différentes... Il avance avec ça et il devient autonome, il parle presque seul, et parfois en tant qu’écrivaine il m’arrive de vouloir placer telle ou telle idée et ça résiste. Je me dis à moi-même : il ne peut pas dire ça... C’est plutôt elle qui va le faire... Parfois j’essaie aussi de rééquilibrer certains clichés qui nous ont envahis... On s’est tellement habitué au théâtre à ce que la pensée soit toujours portée par un homme blanc d’une cinquantaine d'années que ça fait du bien parfois de donner cet endroit de pensée à une femme...


Qu’attendez-vous d’un metteur en scène ?


La confiance. Faire confiance au texte, aux acteurs et aux spectateurs. La mise en scène est une écriture à part entière, je laisse la liberté totale aux metteurs en scène. À la base je suis moi-même metteure en scène et quelque part j’ai commencé à écrire parce que je ne trouvais plus de pièces qui correspondaient parfaitement à ce que je voulais dire. Je ne voulais plus tirer le texte vers mon endroit, je ne supportais plus de trahir... Parfois tout était trop inscrit dans le texte et il y avait une petite voix à l’intérieur qui me disait : « Et moi, qu’est-ce que j’aurais à dire dans tout ça ? » Je viens d’une école de mise en scène où mon prof nous disait en rigolant :  « Les didascalies, vous n’êtes pas obligés de les lire ». C’est peut-être pour ça que je ne mets pas de didascalies dans mes textes.


Je laisse donc la liberté totale aux metteurs en scène. Parfois je peux ne pas aimer en tant que spectatrice certains de leurs choix, mais je n’ai même pas à le dire, c’est une question de goût... Quand je parle de confiance, je parle de ne pas surcharger inutilement le sens, de choisir les pistes dramaturgiques qui vont faciliter la compréhension, de faire entendre les choses importantes dans le texte, de bien gérer le rythme, d’accompagner les acteurs sur un chemin qui ne va pas alourdir le sens. Et il y a aussi ce dont Depardon parle souvent : « dégager l’écoute  ». Je crois que cette notion est primordiale dans la mise en scène, surtout aujourd’hui. Dans l’écriture aussi : à chaque relecture je coupe tout ce qui pourrait détourner l’attention ou qui mènerait le spectateur sur une fausse route, tout ce qui le ferait sortir de l’univers. Si l’écriture du metteur en scène se rajoute d’une manière grossière à l’écriture de l’écrivain, si les deux ne convergent pas, l’écoute devient impossible.


Sauriez-vous dire quelle est la particularité d' À la trace


dans votre parcours ?

C’est un texte qui parle beaucoup de l’intime. Avant je n’osais pas descendre si loin dans l’intériorité des personnages. Je le faisais mais c’était toujours en rapport direct avec le politique. Mon travail s’inscrit dans cette tension entre l’intime et le politique. Après plusieurs pièces, j’ai écrit Zone d’amour prioritaire , roman se déroulant sur fond de conflits qui ont traversé certains endroits du monde ces dernières décennies, avec au centre deux femmes qui avancent malgré les tensions de l’Histoire, deux femmes qui se reconstruisent autour d’une disparition. Il y avait cette phrase qui avait resurgi à un moment donné dans l’écriture : « Tout est politique dans la vie, même l’amour, on aime comme on pense le monde. »


Je crois qu’À la trace s’inscrit dans cette continuité. Avec Anne, on est parties de l’idée d’explorer la relation mère/fille, la transmission, la construction de l’identité d’une femme aujourd’hui...


La forme du texte est aussi différente de ce que j’ai exploré jusqu’à présent. Pour une fois j’ai osé le dialogue... Depuis un moment je me disais qu’il faudrait faire parler les personnages. On vit de plus en plus dans une société où on ne se parle plus, où on s’isole de plus en plus entre les « nôtres » ou en tête-à-tête avec nos écrans. On quitte de plus en plus difficilement notre zone de confort, alors j’avais envie de créer un dispositif où les personnages parlent à des gens qui ne viennent pas de leur milieu. L’autre devient un révélateur, il marque un passage initiatique.


Y a-t-il dans l’écriture d’À la trace une thématique, une séquence, ou un personnage qui vous a particulièrement touchée, questionnée ?


Je pourrais dire que tout me touche, parce que sinon je ne pourrais pas l’écrire. Il y a peut-être un fragment qui m’émeut particulièrement à chaque fois que je l’entends en lecture : le moment où Laurent Poitrenaux raconte à Nathalie Richard la mort de sa mère. Cette image où il s’allonge à côté d’elle pour dormir une dernière fois entre ses bras.


J’ai livré un fragment assez intime des derniers moments que j’ai vécus avec ma grand-mère qui a été très importante dans ma vie, je ne voulais pas le glisser dans le texte mais l’écriture l’a exigé, ça s’est imposé. Je l’ai écrit en écriture automatique, je ne contrôlais plus le flux de la pensée, autrement je ne l’aurais pas fait. Je me souviens même de l’endroit où je l’ai écrit, dans une chambre d’hôtel à Saint-Étienne, un dimanche qui n’en finissait plus... Comment pourrait-on passer les dimanches dans des chambres d’hôtel si on n’écrivait pas ?


Assistez-vous actuellement aux répétitions ? Si oui, pouvez-vous en parler ?


Non je n’ai pas suivi les répétitions. J’ai juste participé à la première lecture à la table et à deux séances de travail, mais ma présence a été très discrète. Il n’y avait pas besoin de moi dans ce processus de travail au plateau, Anne s’est retrouvée dans mon texte, elle a retrouvé les traces de ce qu’on s’était dit, il n’y avait pas besoin d’ajustements, tout était clair. Elle a commencé à écrire sa mise en scène à partir de cette écriture, et mon intervention n’aurait pas eu de sens. Ce que j’ai vu (des parties du spectacle à une étape de travail intermédiaire) est fidèle au texte et à l’univers qu’on avait évoqué ensemble. L’équilibre est trouvé, le souffle aussi, maintenant c’est aux spectateurs d’achever cette écriture.


Diriez-vous que vous êtes auteur ? autrice ? auteure ? écrivain ? femme écrivain ? écrivaine ? Ce choix est-il important pour vous ?


J’aime le mot  « artiste  ». Dans artiste il n’y a pas de sexe. On ne sait pas si c’est plutôt féminin ou masculin. Dans À la trace


il y a une réplique

d’Anna qui dit : « J’aime la neutralité de l’anglais : pas de formule de politesse, pas de masculin, pas de féminin et surtout pas de masculin qui 38 39 l’emporte sur le féminin. » Je ne comprends pas pourquoi on a eu besoin dans les langues latines de séparer autant le masculin du féminin. Tout d’abord il y a une œuvre, ça m’intéresse moins qui est derrière... Mais je trouve injuste aussi de n’avoir que le masculin pour une série de métiers. Personnellement, j’utilise le mot  « écrivaine  » ou « auteure ». Le mot « autrice » ne me plaît pas. C’est sa sonorité qui me déplaît, c’est inconscient, je n’y peux rien. Comme j’écris beaucoup avec le flux de l’inconscient, c’est important. La sonorité des mots est essentielle pour moi, ainsi que l’imaginaire qu’ils ouvrent. Et ce mot m’enferme. Alors j’utilise le mot  « écrivaine  », c’est plus spécifique aussi, c’est lié directement à l’acte de l’écriture.


Entretien réalisé par Fanny Mentré pour le TNS


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