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personnage 2 :
Quand la mémoire est faille, la douleur est précipice. Cette faille ineffaçable, les cravaches sur le corps quand le colon oblige à travailler, le fusil sur un proche quand celui-ci refuse d’obéir, la peur au ventre quand le casque colonial tangue au loin, quand la peau blanche se détache parmi celles noires tellement déshumanisées, quand se fait entendre la langue française et que fuse instantanément la seule réponse qui vaille :


personnage 1 :
« Oui Monsieur »
Si l’on nous dit que nous avons mémorisé cette insurrection sur le mode du fantasme et de l’horreur, nous répondons :
« Oui, Monsieur ! »


personnage 2 :
Que garder alors des témoignages des rebelles et des survivants ? Sont-ils dignes de foi ? Des témoignages portés par l’émotion. Des témoignages portés par l’indignation. Des témoignages où souvent il est impossible de distinguer la réalité de la légende. Dans ce cas, ne sont-ils classés purement et simplement dans les rumeurs, les fantasmes ou même l’ignorance ? Ignorance des rebelles qui sont pour la plupart des simples paysans, des analphabètes ? Est-on prêt à entendre leurs paroles ? Et de plus, on sait que les voix des victimes ne sont pas audibles, non pas parce qu’ils ne veulent pas parler mais parce qu’on ne veut pas les écouter, ce qu’ils racontent dépasse tellement l’entendement qu’on ne peut pas, on ne veut pas y croire.


personnage 1 :
Je me remémore cet homme, racontant ce que lui aurait vécu dans les environs de Manakara, sud-est de l’île, foyer de sanglants affrontements avec les Français :


en malgache traduit en français
« Tu ne me croiras jamais Zokibe(1), mais je hurlais en attaquant cette concession. Leur maison brûlait mais leurs fusils tonnaient toujours – il y en avait trois, nous attendions que le feu les pousse dehors. Et ce qui devait arriver arriva, ils ne purent plus tenir. Ils sortirent en tirant dans toutes les directions. Et nous, nous nous sommes rués vers eux. Je me suis retrouvé face à une femme, j’ai vu un gros ventre, je n’ai pas réfléchi davantage, j’ai abattu ma machette et ai planté ma sagaie, j’ai continué à courir avec ma machette pour chercher un autre adversaire. Mais je n’ai trouvé personne d’autre, j’étais trop proche du feu, je suis revenu sur mes pas, et là Zokibe, je n’oublierai jamais, je n’oublierai jamais – que Zanahary me pardonne, que les ancêtres épargnent mes enfants, mais ma faute est impardonnable, on ne peut pas faire ça à un être humain… Ma sagaie était plantée dans le cou de la femme, et tout à côté, tout à côté, près d’elle était son bébé, sorti de son ventre ouvert, ouvert par ma machette, un bébé qui cherchait à respirer, à pleurer, sanglant, baigné de l’eau et du sang de sa mère, d’autres fusils sont arrivés à ce moment-là, ce n’étaient pas les nôtres, une balle a touché l’enfant par terre. J’ai fui. Je ne sais plus comment j’ai fait. Je ne m’en rappelle même pas. Je me suis retrouvé chez moi. Je n’ai plus combattu. J’ai refusé de rejoindre la forêt. Mes compagnons ont tué mon neveu en représailles. Le fils de ma soeur, fils du ventre de ma soeur. Ma soeur, fille du ventre de ma mère. Je n’ai plus rien raconté depuis. Je ne raconte plus rien. Les mots sortent aussi de nos ventres. Et aujourd’hui, ma propre sagaie est plantée dans mon cou.»
en français :
Il m’a semblé que le monde s’était écroulé. 1947 donc. Tant de choses qui ne sont pas dites, tant de confusion !


personnage 2 :
La défaite est consommée lorsque la victime doit rendre compte de sa propre mort, lorsqu’elle doit justifier sa résistance –barbare, inhumaine, face à son bourreau. Oui, que reprocher au bourreau quand la victime se défend jusqu’à la barbarie ? On dira : « De part et d’autre, il y eut des exactions » … Les torts sont-ils réellement partagés ?


personnage 1 :
Et cette honte dans laquelle la colonisation nous a versés … La honte d’avoir du survivre comme des bêtes, la honte d’avoir assisté à la décomposition de nos sociétés, la honte ...


(1) Littéralement grand frère.


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