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'dieu & les esprits vivants'

+ d'infos sur le texte de Jan Decorte
mise en scène Jan Decorte

: Entretien avec Jan Decorte

par Irène Filiberti

DOIT-ON CONSIDÉRER ‘DIEU& LES ESPRITS VIVANTS’, VOTRE TEXTE, COMME UN MONOLOGUE ?


Jan Decorte Disons plutôt que ce sont des fragments de texte dits par deux personnes, Sigrid Vinks et moi-même. Nous avons une longue complicité de travail. Sur scène, nous évoluons dans le miroir du texte.


DE QUELLE FAÇON TRAVAILLEZ-VOUS ? L’ÉCRITURE PRÉCÈDE-T-ELLE LE GESTE ?


Je procède à rebrousse temps, en général. Partant de la date de la création, je compte un mois et demi et j’écris le texte. Mais celui-ci a été créé dans une drôle de période de ma vie, dans un très étrange état d’âme et beaucoup plus tôt que d’habitude. C’est différent, car du coup, nous avons une réflexion sur le texte, qui ne devrait pas exister. Il doit être neuf, immaculé si l’on peut dire. Surtout pas expliqué. Le théâtre est pour moi un combat pour ce qui est essentiel. L’art, mais pas les opinions. Aussi, je travaille surtout sur les intuitions, ce qui vient à l’esprit, avec ce qui parfois peut être brutal, rudimentaire.


QU’ENTENDEZ-VOUS PAR CES MOTS ?


Je veux dire que je préserve la surprise de ce qui va se présenter sur scène. Que cela part de l’intuition plutôt que de l’idée. C’est une démarche qui cherche à capter le danger du corps en scène, des mots et du mouvement du langage, de l’acte de la création. Il est vrai que cette position est un peu énigmatique, dans la mesure où je suis programmé pour la première foisen France. Personne ne connaît encore mon travail, qu’il s’agisse des textes ou des mises en scène. Et j’ai toujours évité de révéler le contenu de mes pièces pour préserver un rapport direct au public. Cela va même plus loin, il y a des années que je ne fais plus de vidéos sur mon travail. Par choix, mais aussi parce qu’elles risquent d’être expliquées et je ne le souhaite pas. Je considère que je fais du théâtre, c’est-à-dire un art fortuit qui doit être vu et vécu. Qui n’a pas d’autre lieu ni d’autre moyen d’être vu que physiquement, dans la relation et la présence, de l’acteur au spectateur.


POUR VOUS, CE QUI PRIME, C’EST LA RENCONTRE ?


Oui, enfin, ce n’est pas infini comme contrat. Nous montrons, quelqu’un regarde, il apprécie ou pas. Et c’est fini. Ce n’est donc pas vraiment une rencontre. Bien sûr, j’aime bien si quelqu’un me dit “j’ai passé une très bonne soirée”, mais en général, je m’éclipse le plus vite possible. Car je redoute toujours un peu les explications. Quelqu’un peut me dire par exemple : “dans ta pièce, le jaune m’a fort intrigué”, alors que pour moi, c’était du noir.


QUELLE EST LA FONCTION DE LA REPRÉSENTATION DANS CE CAS ? SELON VOTRE CONCEPTION, IL POURRAIT AUSSI BIEN NE PAS Y AVOIR DE PUBLIC.


Oui, c’est très possible. J’ai fait un spectacle, qui , contre mon gré, a eu un succès formidable. Il s’appelait Sang-Loup-Diable. Je voulais absolument le faire sans public. La scénographie était réduite, il y avait seulement quelques planches de portes de l’époque médiévale. Sur le programme de la salle qui nous accueillait, nous avons écrit “semaine secrète” et il y a quand même des gens qui sont venus. Ce spectacle a plu et, à l’inverse de mon idée initiale, il a tourné. Mais j’aurais aimé le jouer sans spectateurs. Cela ne signifie pas que je n’aime pas le public, au contraire. Mais comme tout le monde dit que c’est la fin du théâtre quand il n’y a personne, je voulais éprouver cette idée, qui, selon moi, est fausse. Une pièce est une oeuvre d’art. Il existe des milliers d’oeuvres d’art qui ne sont pas vues, ni vécues, ce n’est pas pour cela qu’elles manquent de sens ou de qualités. Ce spectacle se prolonge dans ma nouvelle pièce, car mon personnage de Sang-Loup-Diable est le même.


VOUS AVEZ ÉVOQUÉ DES PERSONNAGES PAR RAPPORT À CE TEXTE, COMMENT LES METTEZ-VOUS EN SCÈNE ?


Je vais jouer Sang-Loup-Diable et Sigrid Vinks va jouer Souffle-Souffleur – c’est le nom des personnages. Ils se partagent le texte. D’après ce que je sais, il s’agit d’un meurtre. Mais s’il a eu lieu ou non, la pièce n’en donne pas d’indices. Ou bien ils sont illisibles, comme si c’était écrit en hiéroglyphes.


VOUS AVEZ CONFIÉ LA CRÉATION MUSICALE AU CHANTEUR ET COMPOSITEUR ARNO, COMMENT TRAVAILLEZ-VOUS ENSEMBLE ?


Nous avons commencé par des questions. Il a regardé de loin ce drôle d’état d’âme qui traverse le texte. Mais nous n’avons pas discuté à partir de ses impressions de lecture. Pour créer sa musique, il doit être libre par rapport au texte. Chaque artiste est hors de l’autre, je ne cherche pas ou plus à faire entrer les autres artistes dans un univers qui m’appartient, chacun réagit librement avec sa sensibilité, son imaginaire. Puis, nous nous sommes mis d’accord sur cinq petites symphonies et une chanson que je pourrais moi-même interpréter en scène, car Arno ne sera pas présent sur scène. Quand on se voit avec lui, on parle un peu de la pièce et de ce qui peut se faire. A chaque étape, les choses évoluent. Il pense qu’il va donner à sa musique un caractère plutôt grave. Cela me convient car ce que nous faisons est léger. Ces deux termes ensemble donneront l’équilibre à la pièce.


LE TEXTE EST EN LUI-MÊME ÉNIGMATIQUE. COMMENT ALLEZ-VOUS LE JOUER ?


C’est très simple, on apprend le texte, on enfile son costume, on vient dans le décor et on fait quelque chose. Je me réfère à Marcello Mastroianni. Quand on lui demandait comment il préparait ses rôles, il disait : “je regarde si je suis à l’heure, et je connais mon texte !” C’est ce qui me plaît dans les interviews. Quand il s’agit de Dustin Hoffman ou de Robert De Niro, c’est toujours très compliqué, ils ne sont pas honnêtes. Ils disent qu’ils portent le caleçon de leurs personnages… Dans ‘dieu& les esprits vivants’, il y a Sang-Loup-Diable et Souffle-Souffleur, et c’est nous ! Complètement. Il n’y a pas de différence entre nos personnages et nous.


EN SCÈNE, TRAVAILLEZ-VOUS AUSSI AVEC DES OBJETS, UNE SCÉNOGRAPHIE ?


Il y a une très grande épée en métal, des costumes, mais en fait peu de choses. Je travaille en général sur de grand plateaux, ici l’espace est plus petit. Il demande d’être plus essentiel. Mes mises en scène ont toujours une certaine abstraction, une densité qui portent sur l’espace et doivent s’y adapter. A la chapelle des Pénitents blancs, j’ai le sentiment que cette densité doit se faire plus légère.


VOUS PENSEZ QU’IL FAUT ÊTRE TRÈS PRÉSENT DANS TOUT CE QUI SE FAIT OU SE DIT ?


Si je vous explique quelque chose avec mes mots, vous les comprenez avec les vôtres. Il y a déjà deux discours, et tous ces discours ne mènent à rien. Les textes sont des discours différents qui sont faits pour être lus par des gens qui comprennent avec leurs mots, leurs significations, avec tout leur être. À force d’être écrivain, j’ai très peu confiance dans les mots. Mais comme il y a toujours des paradoxes, j’écris quand même. Au moment désiré, je m’assieds devant une machine, n’importe laquelle, et ça sort. Le drame, c’est que ça sort à une telle vitesse que je n’ai pas l’impression d’avoir écrit quelque chose quand j’ai fini. Du coup, comme je mets en scène et que je joue, c’est toujours à moi d’apprendre par coeur cette chose si étrange, dont je n’ai pas retravaillé l’écriture, qui n’est pas assez pure. Alors, on n’est pas très à l’aise avec ça, et j’aime bien que cette intériorité-là soit dangereuse. Car dans le jeu, le rapport à la scène, c’est le risque que nous cherchons.
Quant à mon rapport à la mise en scène, prenons un exemple. Je ne sais pas dessiner et ne connais pas la musique, deux choses que je regrette fort. Mais donnez-moi un espace et une chaise et je vous fais un décor. Je peux revenir vingt fois dans cet espace, vous pouvez bouger cette chaise vingt fois, et je vous dirais “ça, c’est pour Tchekhov, ça pour Shakespeare, ça pour Büchner”. Mais je saurai toujours remettre la chaise au centimètre précis où je l’ai laissée. Une chaise.
Dans le temps, on jouait une pièce qui s’appelait La couleur c’est tout. Il y avait deux fauteuils, l’un turquoise bleuâtre et l’autre jaune citron. Le revêtement était en papier, et pendant les répétitions, les sièges se sont abîmés. J’ai demandé au décorateur de remettre du nouveau papier sur la chaise jaune. Le jour suivant, je viens à la répétition et je dis : “ce n’est pas mon jaune”. Ils me répondent qu’il est impossible à retrouver. Ils sont tout de même remontés jusqu’à l’usine, pour finalement constater que c’était un lot qui avait subi un bain de couleur différent. Juste une histoire d’oeil.


DANS CE QUE VOUS ÉVOQUEZ, IL ME SEMBLE QU’IL Y A DE L’EFFROI DANS VOTRE RAPPORT À L’ÉCRITURE ET AU JEU…


Oui, de l’effroi. Toujours la même histoire – il n’y en a pas d’autre – l’amour et la mort. J’ai commencé à écrire cette pièce en voyant une autre pièce, Le deuil sied à Électre de O’Neill. J’ai commencé la rédaction du texte pendant la représentation. A l’entracte, j’ai demandé aux gens ce qu’ils pensaient de cette pièce. “C’est beau mais c’est triste”, m’ont-ils dit. J’ai répondu : “Oui, parce que ça parle de deuil et de mort”. Ils continuaient : “Oui, mais c’est quand même triste”. Et c’est comme si cela les empêchait de jouir du spectacle. Alors, j’ai immédiatement décidé d’appeler la pièce ‘dieu& les esprits vivants’ pour ne pas avoir à l’appeler seulement ‘dieu& les esprits’. Pour être plus joyeux que la pièce que je voyais. De là, un besoin de légèreté, même si le texte peut sembler un peu dur.


Propos recueillis par Irène Filiberti

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