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C'est une affaire entre le ciel et moi

d'après Dom Juan de  Molière

: Assise darmaturgique

POURQUOI DOM JUAN AUJOURD'HUI ?


En tant que metteur en scène et spectateur, je m’intéresse à ce que l’on nomme communément les « écritures de plateau ». L’écriture (non exclusivement textuelle) y est replacée au centre du processus de création et inclut tous les médias constituant le spectacle. Il me semble qu’il y a une confusion dans la tradition francophone du texto-centrisme qui défend le respect du texte au détriment de la compréhension de l’oeuvre.


Le recours aux classiques, ici à Molière, est motivé par mon goût pour cette oeuvre et par la volonté de prolonger – et non de perpétuer – le geste artistique qui l’a fait naître. Cette approche implique le réinvestissement et le redéploiement du contexte, des choix sémantiques, esthétiques et artistiques qui ont accompagnés la création initiale. Il s’agit, à partir de ma position d’homme vivant aujourd’hui, d’interroger et de comprendre l’oeuvre comme porteuse de sens et de la rendre scénique dans des termes esthétiques et narratifs qui soient une forme de correspondance aux choix que fit Molière à son époque. Il est question d’instaurer un dialogue libre et ludique avec l’oeuvre, car je considère fondamentalement le théâtre comme un jeu, un lieu de renouvellement des désirs et une antithèse au sérieux. C’est donc une version enlevée du Dom Juan, qui reflète la vie dans sa légèreté et sa complexité, que j’entends proposer.


Ce qui me séduit dans la comédie de ce révolté agissant par delà le bien et le mal, c’est l’apesanteur du propos. Dom Juan réveille en moi le désir d’être transgressif, d’échapper aux lourdeurs du quotidien et du qu’en dira t’on. Alain Finkielkraut prétend du personnage qu’il est « ce remord en nous qui nous blâme de toutes nos concessions à la tiédeur ».


Sous le couvert d’une instruction morale où les vices sont punis de la main du Ciel, c’est de fait l’amoralité de Dom Juan qui fascine depuis toujours. C’est donc le conflit latent entre la société et nous qu’il m’importe d’exacerber : nos capacités de révoltes, d’insoumission, d’indignation.


Cette dialectique n’a pourtant de sens que si les autres personnages ne se réduisent pas à être les représentants, plus ou moins anonymes, d’entraves sociales. Une vision binaire du conflit réduirait la charge émancipatrice du Dom Juan à une représentation de la « modernité triomphante » face aux « forces obscurantistes » et, paradoxalement, à moraliser l’oeuvre à travers un discours prétendument antidogmatique.


Comprendre le besoin de sens, de structure et de transcendance de la partie adverse est un facteur essentiel.


L’intolérance affichée aujourd’hui par les laïques, sous prétexte d’être les dépositaires des clés de la liberté individuelle, à l’égard de la religion des autres (en particulier de l’Islam) mérite d’être remise en cause. Aussi mon appréhension du fait religieux et du surnaturel s’abstient-elle de tout jugement de valeur. De plus, l’athéisme de Dom Juan, qui est un défi dans le contexte de son époque, ne saurait avoir cette valeur à l’heure actuelle.


Enfin, je ne renonce pas à l'idée que l'artiste a une fonction d'interprétation du monde qui l'entoure.


EN QUOI C'EST UNE AFFAIRE ENTRE LE CIEL ET MOI EST-IL ENCORE UN DOM JUAN DE MOLIÈRE ?


Ce projet s’inscrit dans une approche herméneutique, affiliée aux théories de Hans-Georg Gadamer, qui enjoint l’interprète d’une oeuvre à trouver les questions auxquelles elle répondait par le passé et celles auxquelles elle répond dans le présent. Ce double mouvement du présent vers le passé et du passé vers le présent définit à la fois le processus de création et le spectacle envisagé : l’intention est de rendre à l’oeuvre l’énergie, l’esprit et la pertinence de l’original.


Notre interprétation implique donc d’opérer des choix : réécriture, modification et suppression de scènes, disparition de personnages et créations de nouveaux personnages et de nouvelles scènes. Elle empruntera néanmoins, à peu de choses près, la même construction dramatique que le Dom Juan.


Il s’agit de ré-historiser la pièce et non de la « moderniser ». L’ancrage historique de la pièce et l’ancienneté du mythe sont des facteurs qui sont au coeur de ce travail d’adaptation. Si, dans la pièce de Molière, diverses conceptions du monde s’affrontent, portées par les différents personnage mis en situation, il s’agit de reformuler cette profondeur de champs historiques dans une interprétation qui serait le rendu transhistorique (du 11ème siècle aux années 1960) de la logique clanique des frères d’Elvire, des principes aristocratiques de Dom Louis, de la réalité villageoise de Pierrot et de Charlotte, de la chrétienté matinée de superstitions de Sganarelle et du défi jusqu’au-boutiste de Dom Juan.


À titre d’exemples, plutôt que de représenter les frères d’Elvire en habits du bas Moyen Âge (révélant leur appartenance à un sens de l’honneur remis en question par Molière au 17ème siècle), je les imagine en fonctionnaires imbus d’ordre et de morale sous Louis Napoléon Bonaparte : une transposition qui me semble être une adéquation pertinente du rôle des frères vengeurs imaginé par Molière. Il m’est par ailleurs apparu que le monde des fiancés Pierrot et Charlotte résonnait en moi comme celui de la fin du monde rural des années 1960. C’est donc par analogies et par choix intuitifs que se développe l’historicité plurielle des personnages, dans une logique qui s’intéresse – là aussi en adéquation avec le Dom Juan de Molière – au déclin de castes historiques. Ces intuitions sont par la suite questionnées en terme de validité du point de vue d’une équivalence sémantique.


Les différentes époques ne s’alterneront pas, mais coexisteront dans le spectacle. Cette juxtaposition de milieux, de styles vestimentaires et d’objets liés aux époques respectives constituent pour moi une matière théâtrale potentiellement riche.


Pluralité donc des époques, des costumes, des codes moraux : c’est à travers ces analogies intuitives et ces équivalences sémantiques qu’il s’agit de se réapproprier et de rapatrier le Dom Juan de Molière dans le présent.

Christian Geffroy Schlittler

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