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Ainsi la bagarre

Lionel Dray ( Conception ) , Clémence Jeanguillaume ( Conception )


: Entretien avec Lionel Dray

Propos recueillis par Adrien Leroy

Après Les Dimanches de Monsieur Dézert créé en août 2018 à Eymoutiers et présenté actuellement en tournée, Ainsi la Bagarre est le second projet que vous concevez. Quelle est la genèse de ce nouvel opus ?


Le point de départ des Dimanches de Monsieur Dézert était une nouvelle de Jean de La Ville de Mirmont qui retrace la mort d’un homme, employé de bureau au début du XXe, dont la seule passion est de vivre pleinement ses dimanches dans l’expérience d’une ville en plein essor. Comment peut-on faire récit à partir du destin de quelqu’un à qui il n’arrive absolument rien ? À partir de ces questionnements, nous avons esquissé le portrait d’un être lunaire en s’inspirant du cinéma muet et plus particulièrement de celui de Jacques Tati et de celui de Buster Keaton.


J’ai eu envie de prolonger ce travail et de le développer à deux, avec la comédienne et musicienne Clémence Jeanguillaume. Assez naturellement, nous en sommes venus à Kafka dont les mondes sont très proches, bien qu’ils développent une dimension anxiogène plus marquée. Kafka excelle dans l’art de tisser le mystérieux avec le banal.


Les êtres de la pâleur, du bureau, leur rapport anonyme à la société, leur vie sans grand malheur mais sans enthousiasme inspirent notre travail. Leur faculté à absorber la violence ou la douleur sans rejet inspire nos recherches. Nous allons donc creuser cette figure.


Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous confronter à l’univers de Franz Kafka ?


Ce désir existe depuis longtemps, il a toujours été à la fois assez lointain et très présent, mais dès que je m’en rapprochais, j’étais confronté à une vague de pâleur voire de flottement. Après Les Dimanches de Monsieur Dézert, j’ai senti qu’il fallait plonger une bonne fois pour toutes dans cette matière. Petit à petit, en relisant Le Château, Le Terrier Le Procès ou encore Les Aphorismes de Zürau, j’ai commencé à formuler et mettre en mots des sensations et des intuitions passées. Entre autres motifs porteurs, nous explorons trois axes principaux : un certain conflit entre tradition et modernité, l’impossibilité de reconnaître et d’accomplir une révélation et un grand sentiment d’exil.


Kafka vivait l’expérience d’une métropole en pleine expansion : Prague est une ville qui induisait une sorte de tension entre son patrimoine architectural et la modernité de ses nouveaux bâtis. Il expérimentait cet arrachement entre l’ancien et le moderne d’une manière très concrète puisqu’il passait d’un quartier ancien à un quartier en pleine construction pour se rendre au bureau. Dans ses paraboles, matériaux inspirant notre travail, Kafka développe des mondes où des êtres attendent une révélation. Lorsque cette révélation leur parvient, ils ne peuvent ni la comprendre, ni l’accomplir. Se mêle à cela un grand sentiment d’exil. Les personnages qu’il dépeint vivent dans une tradition du déclin, dans un monde qui est engendré par une sagesse qui a disparu.


Cette sensibilité que Kafka fait naître chez nous, beaucoup d’autres l’ont partagée : en premier lieu, Walter Benjamin, Gershom Scholem et Gilles Deleuze. Ces trois penseurs nous accompagnent dans ce cheminement à travers l’œuvre de l’auteur austro-hongrois.


Comment transposez-vous ces matériaux et cet univers pour la scène ?


Nous n’allons pas, bien entendu, nous attacher à monter ou à adapter pour la scène l’une des nouvelles de Kafka. Il s’agit pour nous de transposer son univers et ses motifs au sein d’une écriture aphoristique.


Celle-ci suit certaines périodes de la vie de Kafka, notamment lorsqu’il publiait dans des revues sous la forme de feuilleton ; nous nous inspirons de cette forme éclatée et fragmentaire. Comme certains l’ont pratiqué au cinéma, nous puisons dans les sources aphoristiques et l’art de la parabole de cet auteur pour recomposer notre monde kafkaïen.


Vous situez ces nouvelles de Franz Kafka dans une longue tradition littéraire de l’énigme et de la parabole, que nous apprennent ces récits ?


Kafka avait compris une chose primordiale et qui renvoie à de nombreuses traditions religieuses. Dans les systèmes initiatiques ou d’enseignement religieux, les éléments les plus cachés, les plus importants sont formulés de manière indirecte. On suggère, on voile ce que l’on veut transmettre, pour que les notions transmises soient à la fois pleinement protégées et assimilées. Pour que la transmission opère le plus précisément possible, sans déformation, il est nécessaire de passer par la construction d’un récit. Celui-ci suscite, indéfiniment, de la rêverie et de l’interprétation.


Ici réside tout l’art de l’allégorie ou de la parabole que Kafka investit largement : il voile et il cache. Ce qui s’en dégage est une force qui n’est pas donnée en tant que telle, et dont la manifestation modifie sa portée même.


Quelles autres sources inspirent la création d’Ainsi la Bagarre ?


Une œuvre musicale se place au cœur de notre recherche, il s’agit du troisième mouvement de la 8e symphonie de Chostakovitch. Celle-ci a une grande proximité avec nos mondes kafkaïens car elle convoque des sueurs froides, une angoisse crasse, puis bascule de manière très inattendue dans une grande farce avant de revenir à de la terreur. Cette bascule entre farce et terreur est un point très dynamique qui motive notre composition au plateau, composition qui s’épanouit au cœur de la machinerie musicale électronique de Clémence Jeanguillaume.


Nous avons également eu très tôt envie, à l’intérieur du spectacle, de créer une autre forme provoquant de forts contrastes esthétiques, un photoroman inspiré de La Jetée de Chris Marker. Cet art de raconter une histoire en noir et blanc, en très peu de plans, crée un conflit fécond à l’intérieur d’Ainsi la Bagarre qui est une forme masquée, colorée et bigarrée. Ce chemin contrasté et cinématographique est en lui-même une nouvelle parabole.


  • Propos recueillis par Adrien Leroy - Septembre 202
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