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Woyzeck

d'après Woyzeck de Georg Büchner

: Note d’intention

« Pauvre bougre, Armer Kerl », c’est ainsi que Büchner désigne Woyzeck, mais c’est aussi façon de dire son attachement aux plus démunis et son projet d’écriture : « Qu’on essaie une fois de se plonger dans la vie du moindre des êtres, et qu’on le restitue dans ses tressaillements, ses manifestations voilées, et tout le plus subtil et le plus imperceptible de sa mimique… »
Plus que la culpabilité d’un homme, c’est le déterminisme social et les rapports de domination que la pièce interroge : « Je ne méprise personne, et surtout pas à cause de son intelligence ou sa culture, parce que personne n’a le pouvoir de ne pas devenir un sot ou un criminel – parce que des circonstances égales nous rendraient sans doute tous égaux, et parce que les circonstances sont hors de nous. »


Faire de la vie des plus humbles l’objet de la représentation : Büchner est sans doute le premier à franchir ce pas dans l’histoire de la littérature dramatique. Qui plus est, il n’idéalise pas les personnages en héros de la misère ou de la révolution, mais les montre dans leur vie quotidienne, avec leurs souffrances et leurs humiliations.
Pas question, donc, de faire de Woyzeck un modèle positif pour des combats sociaux à venir, si ce n’est comme figure négative. La pièce est un état des lieux, à ceci près que Büchner ne se contente pas d’observer, il veut comprendre de l’intérieur, il « compatit », au sens étymologique du terme, avec ceux que le destin social a laissés sur le pavé. De ce fait, le parcours personnel de Woyzeck, son itinéraire mental, sa jalousie, ses souffrances physiques et psychiques, sont fermement soudées à sa situation sociale : c’est cette intrication des conditions externes et des traits personnels qui retient aujourd’hui encore notre intérêt et permet à la pièce d’échapper à l’étude de cas sociologique. Observation clinique et solidarité profonde sont étroitement chevillées, comme dans ce passage d’une lettre que Büchner adresse de Strasbourg à sa famille le 1er janvier 1836 : « Je reviens du marché de Noël, partout des tas d’enfants en haillons qui grelottent, les yeux écarquillés et le visage triste, plantés devant ces splendeurs de farine et d’eau, de saleté et de papier doré. L’idée que, pour la plupart des êtres humains, même les plaisirs et les joies les plus misérables sont des trésors inaccessibles m’a rendu très amer. » Alors que La Mort de Danton traitait de la souffrance de mourir, Woyzeck est consacré à la difficulté de survivre.
Jean-Louis Besson, Le Théâtre de Georg Büchner, éd.Circé, 2002.


Woyzeck décrit le monde tel qu’il lui apparaît, et s’il déclare : « Voyez comme le soleil surgit entre les nuages, on dirait un pot de chambre qu’on vide », ce n’est pas une figure mais une sensation… Ainsi naît la pensée, à même le corps, ses besoins, ses élans… « La parole chez Büchner est comme un accès de fièvre » ; discontinue, elle frôle parfois l’aphasie. « Le langage de Woyzeck – note Bernard Dort – est proprement gestuel. Les mots y sont des gestes. Non seulement ils prennent naissance dans les corps, mais ils les figurent : ils ont leur opacité, leurs humeurs, leur violence… Trous, silences, ruptures sont la chair même du théâtre büchnérien. »


Le sentiment d’une brisure dans le monde et l’incapacité à lui donner un nom sont en effet les deux composantes du tragique de Woyzeck.
Dans ce contexte, la « folie » de Woyzeck apparaît comme le pressentiment que le monde s’est vidé de sa substance et qu’une apocalypse est imminente. Alors que les autres personnages tentent avec plus ou moins de bonheur de donner le change et parviennent à plâtrer les fissures avec du discours, Woyzeck perçoit de manière intuitive un vide dans l’univers. Comparable en cela à celle de Lenz, cette folie lui procure « une angoisse indicible » et le plonge dans une effroyable solitude…
Mais, paradoxalement, ce monde vide peut se remplir de signes terrifiants. Lorsque Woyzeck voit une fumée qui « s’élève de la terre, comme la fumée d’une fournaise », c’est pour lui l’annonce d’une catastrophe. Il a alors le sentiment que la nature est « double », qu’elle lui parle et qu’elle le traque, et il voudrait pouvoir déchiffrer le sens profond de signes qu’il croit percevoir à la surface des choses. Le monde extérieur lui paraît ainsi rempli de hiéroglyphes. Sa constante fébrilité n’est pas seulement la conséquence d’un surcroît de travail : elle dit aussi l’aliénation d’un être pour qui le monde est devenu une énigme et une menace. Dans cette perspective, la trahison de Marie est l’énigme suprême…
Büchner a le sentiment aigu que les valeurs politiques, sociales, philosophiques, esthétiques qui avaient cours jusqu’ici se sont peu à peu vidées de leur sens. Mais il ne tente pas de leur en substituer d’autres. Pour lui, toute construction préalable, tout système préconçu, y compris dans une perspective utopique, ne parviennent pas à rendre compte du monde. C’est pourquoi il préfère l’observation la description clinique à la vue d’ensemble. La pièce ne délivre explicitement aucun message, pas plus qu’elle ne vise à instaurer une relation d’ordre didactique avec le spectateur.
Jean-Louis Besson, Le Théâtre de Georg Büchner, éd.Circé, 2002.


La course effrénée du personnage n’égare pas seulement Woyzeck : c’est la représentation qui, prise dans le mouvement, doit rendre compte d’une distorsion de la perception : espace et temps sont modifiés, troublés par la porosité, l’indistinction entre réalité et imaginaire : la relation scène salle a lieu de s’en trouver affectée. Büchner ‹ dissèque › les comportements ; le public observe, scrute… Mais l’observateur pourrait bien, à terme, se sentir l’observé.
Ainsi en va-t-il du théâtre quand, refusant à la fois toute idéalisation (« marionnettes au nez d’azur »), comme toute semblance réaliste, toute leçon ou édification, il met à nu le filament : l’humanité égarée entre « poubelles et éternité ». Büchner : « Le visage le plus insignifiant fait une impression plus profonde que le simple sentiment du beau et l’on peut faire jaillir de soi des formes sans copier un modèle extérieur où l’on ne sent battre et gonfler aucune vie, aucun muscle, aucun pouls ».

Ismaël Tifouche Nieto

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