theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « W/GB84 »

: Notes sur le travail

« Il était une fois une pauvre petite fille qui n’avait pas de papa ni de maman
Tout était mort et il ne restait plus personne dans toute la Grande-Bretagne
La petite fille décide de monter jusqu’au ciel, là où la lune brille
Mais la lune n’est plus qu’un morceau de bois pourri
Alors la petite fille va jusqu’au soleil
Mais le soleil n’est qu’un vieux tournesol desséché
Ensuite elle va jusqu’aux étoiles
Les étoiles ne sont que de petits poux blancs collés sur un vieux bout de tissu noir et sale
Alors la petite fille retourne en Grande-Bretagne
Mais la Grande-Bretagne n’est qu’un pot retourné rempli de rien
La pauvre petite fille est complètement seule
Elle s’assoit par terre et se met à pleurer
Elle est toujours assise là, seule, et elle pleure encore »


1.
W/GB84
W/GB84 réunit des fragments de 2 oeuvres littéraires singulières : WOYZECK de Georg Büchner et GB84 de David Peace. La première, jaillie au mitan du 19ème siècle, s’attache à raconter la tragédie bouleversante des « gens de peu ». La seconde, brûlante et incantatoire, peint la catastrophe d’une société ravagée par le chaos d’une Guerre généralisée. Dans les 2 cas, s’y fait entendre la voix des dépossédés, pris au piège de stratagèmes qui les broient et les laissent impuissants.
En 1837, Büchner écrit WOYZECK, la première tragédie contemporaine aux allures de fait divers. C’est l’histoire d’un homme, Franz, qui n’a pas les moyens de « dire », et qui échoue à se frayer un chemin dans un monde auquel il tente, au final, d’imprimer sa marque par le meurtre.
GB84 est le récit de la lutte qui a opposé le Syndicat national des mineurs au gouvernement de Margaret Thatcher en 1984. Un gréviste, Martin, voit son existence intime et professionnelle voler en éclats. Il s’engage, se bat, se blesse, s’accroche jusqu’à la catastrophe finale. Mais, la Special Branch, service de police en charge du contre-espionnage, veille.
W/GB84 est l’histoire d’un homme qui s’appellerait Franz ou Martin, en 1837 ou en 1984, un homme qui « court à travers le monde comme un rasoir ouvert ».


2.
DAVID PEACE
David Peace est né en 1967 à Ossett, dans le West Yorkshire. Au début des années 2000, il publie le RED RIDING QUARTET, une tétralogie criminelle, qui a pour cadre Leeds entre 1969 et 1983. En 2004, c’est la sortie de GB84, et en 2006 de 44 JOURS, livre consacré au monde du football anglais. En 2007, c’est TOKYO ANNEE ZERO, premier volume d’une trilogie consacrée au Japon après la capitulation de 1945, qui est publié, suivi de TOKYO VILLE OCCUPEE en 2010. Aujourd’hui, David Peace vit au Japon.


L’oeuvre de David Peace plonge au coeur de la mémoire d’une histoire récente, celle de la Grande-Bretagne dans les années 70 et 80. Elle la fore sans pitié et en extrait les ossements d’une humanité torturée. Dans le QUARTET du Yorkshire, il raconte l’histoire d’un vaste réseau de corruption qui mêle policiers, politiciens, industriels, journalistes et voyous sur fond de mise en place par Margaret Thatcher d’une politique économique et sociale libérale et brutale. L’oeuvre de Peace dessine la genèse de notre Europe libérale actuelle, une société précarisée, où le profit des uns croît sans cesse aux dépens des autres, une jungle cannibale où les forts dévorent les faibles.


Dans 1974, premier volume du QUARTET, un voyou enrichi dit : « Notre pays est en guerre. Le gouvernement travailliste contre la droite et les riches contre les pauvres. Ensuite, il y a les Irlandais, les métèques, les Nègres, les pédés, les pervers, même les bonnes femmes ; ils veulent tous le maximum. Bientôt, il n’y aura plus rien pour l’homme blanc qui travaille. » Cette parole primaire, qui transpire la haine de l’autre, on la connaît. En Europe : Angleterre, France, Hongrie… Ailleurs aussi. Hier. Aujourd’hui. Elle a été portée par la réaction conservatrice incarnée par Thatcher en 1979. Cette réaction eut la violence d’une guerre. Lorsque Margaret Thatcher dit : « Le gouvernement n’a pas cherché cette grève… », elle ment. Le plan avait été mûrement réfléchi. L’annonce de la fermeture des puits et des suppressions d’emplois ne fut faite que lorsque le gouvernement conservateur eût préparé les ripostes au mouvement de grève escompté des mineurs. Dans cet affrontement qui dura un an, l’opposant principal à Thatcher fut Arthur Scargill, dirigeant du Syndicat national des mineurs de 1981 à 2000. Le Premier ministre et le leader syndical furent élus femme et homme de l’année 1984 par la presse britannique.


« La guerre. La putain de Troisième guerre mondiale. » C’est ainsi que s’exprime un mineur face à la brutalité extrême des affrontements qui eurent lieu à Orgreave entre les forces de police et les grévistes. La guerre n’ennoblit pas les hommes. Elle empoisonne l’âme. Elle transforme les hommes en chiens. W/GB84 est une déclinaison de ce mot « guerre ». La guerre dans tous ses états. Guerre entre le gouvernement et le Syndicat. Guerre d’une partie de la société contre une autre. Guerre des hommes de l’ombre, ceux des services secrets, la Special Branch. Guerre où se nouent provisoirement des alliances improbables entre extrême-droite raciste et droite humaniste et libérale, pour porter au pouvoir Margaret Thatcher. Guerres intimes, aussi. Le couple comme champ de bataille. Des guerres d’amour. La guerre au plus profond du coeur de l’homme, celle qui le déchire « comme un rasoir ouvert ».


3.
GEORG BÜCHNER
Né en 1813, il est mort en 1837. Son oeuvre, qui a ouvert la voie à une nouvelle dramaturgie, se compose de 3 pièces : LA MORT DE DANTON, LEONCE ET LENA, WOYZECK. Il est l’auteur d’une fascinante nouvelle, LENZ, d’essais et d’articles pour « Le Messager hessois », d’écrits philosophiques consacrés à Descartes et Spinoza, et d’un « Mémoire sur le système nerveux du barbeau ». Au coeur de W/GB84, il y a des fragments de WOYZECK. Comme un secret. Comme une révélation. Comme un éblouissement. Ils dessinent ce qui pourrait être la scène primitive de l’histoire de Cath et de Martin, ce couple emporté dans la tourmente de la grève. Revenir aux mots de Büchner dix ans après les avoir déjà mis en scène, c’est éprouver à nouveau la vision de la sombre lumière qui jaillit des fragments de cette histoire simple. Rejouer encore la mort et la renaissance de ce couple, miroir de nos vies déchirées. A la phrase de Marie : « Tout est mort… Seigneur Dieu, fais au moins que je puisse prier ! », répondent, par-delà les décennies, les paroles que David Peace met dans la bouche de Martin : « Il n’y aura pas de printemps. Il ne peut y avoir de matin. Il n’y aura que l’hiver. Il ne peut y avoir que la nuit. Seigneur, je t’en prie, ouvre les yeux et les oreilles du peuple d’Angleterre. »


4.
PEACE et BÜCHNER
« Si vous regardez à l’intérieur, tout homme est un abîme.
Cela donne le vertige d’y regarder. »


Dans W/GB84, c’est d’une humanité effleurée par l’aile de la terreur dont il s’agit, une humanité qui ne sait pas ce qu’elle sera capable de supporter lorsque autour d’elle « ça devient si sombre qu’on dirait qu’on est aveugle ».
Les langues de Peace et de Büchner dessinent les contours d’une région de l’âme humaine ravagée et glaciale, un lieu à vif.

Jean-François Matignon

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.