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Visites

+ d'infos sur le texte de Jon Fosse traduit par Terje Sinding

: Entretien avec Marie-Louise Bischofberger

réalisé par Joëlle Gayot

Ne trouvez-vous pas cette pièce de Jon Fosse, Visites, particulièrement cruelle ?


J’avais au départ lu une autre pièce de Jon Fosse que j’avais envie de monter, et qui racontait l’histoire entre un homme et une femme, suite à laquelle l’homme est peut-être amené à abandonner sa famille. Mais je me suis aperçue que Visites prolongeait ce thème : que se passe-t-il lorsque le père est parti et lorsque le lien des familles est défait ? Visites est une pièce très moderne dans le sens où nous pouvons voir ce genre de situations partout autour de nous. Des liens qui ne sont plus assurés, ce qui génère une déstabilisation. Chez Fosse, la cruauté apparaît sur différents niveaux. Ce qui semble d’abord cruel se révèle ensuite ambivalent. Ainsi cette fille, qui passe pour victime, se révèle aussi être celle qui manipule tout le monde. Du coup, tout peut être revisité et reconsidéré autrement, relu à l’envers. C’est en cela que la pièce est grandiose, car elle pose différentes lumières sur les personnages sans que nous sachions vraiment qui ils sont en vérité. Nous ne savons pas clairement ce qui a eu lieu ou pas, nous comprenons seulement que tout est dû à l’absence du père. Et il arrive que certaines situations apparaissent brusquement cruelles, mais la cruauté se niche dans beaucoup d’endroits.


L’écriture est très minimaliste, elle est interrompue, jamais menée à son terme, comme une pensée qui ne serait pas développée jusqu’au bout. Est-ce que cela ouvre les possibles ou au contraire est-ce que cela les ferme ?


Pour moi qui suis Suisse, cette manière de parler est très nordique. Il y a un empêchement et en même temps une envie de dire. Ces deux forces sont constamment en opposition, ce qui fait que les personnages s’expriment de cette manière. Mais on s’aperçoit que ces phrases, qui semblent s’interrompre, se prolongent par ailleurs. D’où un côté musical et un aspect très travaillé de la langue. Les émotions dictent les interruptions et la musicalité n’est jamais dissociée des émotions qui circulent comme en-dessous. Evidemment, ces interruptions constituent une ouverture car nous nous demandons où mèneraient les phrases si elles étaient menées à leur terme. Mais chez Fosse, la déviation est aussi révélatrice qu’une phrase menée à bout.


Ce sont des stratégies d’évitement, de contournement ou de fuite ?


Effectivement, mais à un niveau inconscient.


Le fait de confronter la pièce au plateau vous amène-t-il à revoir le corps même du texte ?


J’ai pu constater que Fosse, traduit en français, pouvait paraître, dans le rythme, parfois emphatique. Alors le rythme de certaines phrases peut, à certains moment, paraître maniéré ; or, cet auteur n’est jamais maniéré ni psychologique non plus. Il observe, il laisse à ses personnages leurs lumières et leurs ombres.
Il y a une scène centrale entre le fils et l’homme où chacun demande à l’autre de prendre la parole. C’est à l’image de l’écriture du texte : une tentative d’écriture théâtrale qui avorte au fur et à mesure qu’elle naît. Dans la mise en scène, cette séquence sera-t-elle centrale ou chaque scène est-elle traitée dans une équivalence ? Quel sera le mouvement général du spectacle ? Pour l’instant, je ne peux parler que du texte. Cette scène représente la lutte jusqu’à ce qu’il sorte le couteau pour obtenir un mot, un aveu, pour un rétablissement de la situation de ces personnages. Mais on n’obtient pas les mots par la force, ni la mère de la fille, ni le fils de l’homme. La scène entre l’homme et le fils est aussi centrale que celle entre la mère et la fille : tandis que la fille veut forcer la mère à agir, le fils veut forcer l’homme à avouer. Et ces deux scènes ont le même poids comme celle qui n’a pas lieu : les mots arrachés à l’homme conditionnent la suite autant que les mots qui ne sont pas prononcés entre la mère et la fille.


On a pu voir des mises en scène de Jon Fosse radicalement divergentes, celle de Thomas Ostermeier, celle de Claude Régy, celle de Jacques Lassalle. Est-ce que cet auteur laisse à un metteur en scène une marge de manœuvre importante ?


Si nous n’étions pas emmenés par sa manière d’écrire, ça ne serait pas intéressant. L’essentiel est la justesse de forme qu’il trouve. Il dirige véritablement les choses à travers sa langue. Quand un personnage commence une phrase et la poursuit autrement, c’est parce que, entretemps, il y a une pensée qui devient brusquement visible. La pièce se révèle elle-même, comme si elle se déshabillait, dans cette construction et ce rythme. Aussi, j’ai l’impression que le travail consiste, en partie, à savoir qu’il y a quelque chose de juste à trouver sans que ce soit tellement clair à formuler.


Vous avez mis en scène Thomas Bernhard puis mis en espace un texte de Christine Angot qui sont à leur manière des meneurs en matière d’écriture contemporaine. Jon Fosse s’inscrit-il dans une lignée d’écriture, pour vous qui affirmez un rapport singulier à l’écriture contemporaine ?


On peut établir des rapports entre Bernhard et Fosse. Fosse a d’ailleur lu Thomas Bernhard il n’y a que relativement peu de temps. Ces deux auteurs créent aussi des situations théâtrales très précises. Il me semble que Christine Angot se situe ailleurs, mais jusqu’à présent je ne connais qu’un seul texte d’elle pour le théâtre.


A chaque fois, vous avez dirigé une comédienne d’exception, Bulle Ogier, Dominique Frot et, dans Visites, Dominique Reymond. Ce sont des actrices qui ont toutes une forte personnalité !


Vous me parlez de Bulle Ogier et je vous parle tout de suite de mon rêve de travailler de nouveau avec elle, et avec les autres que j’ai eu la chance de rencontrer jusqu’à présent. Puis, il y a ceux que je me réjouis de rencontrer maintenant : Dominique Reymond, Yann Collette et Audrey Bonnet ainsi que le quatrième qui se promène encore à Paris ou ailleurs sans penser qu’il va jouer le fils. J’aime avant tout le travail avec les acteurs.


Comment se présentera la scénographie ?


Fosse montre les situations de façon microscopique. La relation entre les personnages est importante pour lui. Nous tentons avec Bernard Michel de concevoir une scénographie qui permette de rendre visible cette précision, mais aussi cette chambre d’enfant qui est en jeu.


Fosse écrit un texte qui s’inscrit dans le quotidien, avec, me semble-t-il, quelque chose qui est de l’ordre de la misère, matérielle et morale. De plus, il ne permet pas l’empathie avec les personnages ?


Je ne suis pas vraiment d’accord. C’est vrai Fosse met différentes facettes des personnages en lumière et laisse beaucoup de leur histoire dans l’ombre. Mais leur situation nous engage. Par exemple, cette mère doit en même temps s’occuper de ses enfants et tenter d’avoir de nouveau une vie de femme. Elle est surmenée. Quant à la fille, elle n’arrive pas à se délimiter, elle est déstabilisée et en même temps en pleine crise adulte. Pour la mère, la fille représente un problème de plus. Fosse prétend de ses personnages qu’ils ne sont jamais marginaux, ce qui n’est pas le cas chez Lars Norén, par exemple. Chez Fosse, nous sommes face à des hommes et femmes qui se situent au sein de la société, même s’ils peuvent se sentir marginaux. Je crois que beaucoup de gens passent par des sentiments de cet ordre. Ainsi, les personnages ne sont pas à l’écart, ils vivent dans une maison comme il en existe partout, et chacun a fait l’expérience des sentiments qu’ils éprouvent, comme la jalousie mère-fille. L’éclairage spécifique de l’auteur consiste à mettre en situation leurs attentes, et ce sont les rapports entre eux qui sont examinés, la solidarité qui est en jeu. Quelles sont les conditions pour qu’existe la solidarité, c’est la question qu’il faudrait se poser.
Nous voyons bien que, lorsque la structure de la famille se défait de cette manière, nous ne savons plus où est la solidarité, car trop de choses s’obscurcissent.


Dans les didascalies de la pièce, la mère s’appelle la mère, la fille s’appelle la fille, le fils s’appelle le fils et pas le frère, l’homme est l’homme, pas l’amant, faut-il y voir des indices ?


L’homme est tout de même nommé, ce qui est rare chez Fosse. Mais il est vrai que dans les didascalies, il l’appelle « l’homme ». C’est un homme qui apparaît et qui n’a pas de rapport avec la famille. Soudain, il se trouve dans une proximité avec une jeune fille. Quelles peuvent être les relations entre un homme et une jeune fille qui ne travaillent ni l’un ni l’autre ? Il y a peut-être entre eux une certaine compréhension.
L’homme a posé sa main sur la fille mais lorsque le fils demande à sa sœur si elle le trouve sympathique, elle hésite et Fosse écrit deux fois ce mot : « hésite ». Cela remet en question toute la théorie de l’abus ou du viol qui démarre la pièce. J’ai commencé par envisager la fille comme victime, puis j’ai pensé que ce n’était pas juste. Fosse donne des indices ; cette histoire est un engrenage. Et finalement, la fille apparaît, comme tous les autres personnages, différente de ce qu’elle est au commencement.


Cette pièce est-elle, pour vous, l’histoire d’un effritement ?


On rencontre souvent chez Fosse cette symbiose qui implique qu’il doit y avoir nécessairement, à un moment donné, un intrus. Avec Visites, le grand absent est le père, et, à partir de là, tout est déjà effrité. Dans certaines scènes, on sent la mère nostalgique d’un passé où les choses étaient encore claires. Mais le comportement de la fille, qui ne dit pas ce qui ne va pas, radicalise les situations qui s’élaborent autour d’elle. Ainsi, nous arrivons au cœur de ce moment conflictuel où nous voyons des personnes se séparer et des liens de famille se défaire.


Ce qui émerge, finalement, ce sont des solitudes. Ne trouvez-vous pas que cela donne un goût amer et âpre à la pièce ?


Il s’agit d’une certaine solitude. La mère emménage avec l’homme alors que ni l’un ni l’autre ne manifeste un réel attachement. Il vaut parfois mieux passer par le sentiment de solitude que de chercher à l’éviter absolument. Dans Visites, Fosse ne nous épargne pas la douleur mais ne permet pas de larmes. Il n’est jamais sentimental.


Comment introduire le corps de l’acteur dans ce texte très désossé ? Où est la chair ?


Chez Fosse, la langue est l’expression du physique de ses personnages. Elle laisse de l’espace, elle ne mange pas toute la place. Elle est très liée au corps. Il y a beaucoup de silence, ce qui est aussi une manière de parler. J’imagine presque tout le temps des acteurs assis autour d’une table. Il s’agit à mon sens avant tout de la relation entre les gens qui est donnée à voir, la famille, qui m’évoque cette image de personnes disposées autour d’une table. Le décor sera vide, car Fosse décrit des images du vide. Ca sera bien sûr stylisé et jamais illustratif.


Y a-t-il de la violence, selon vous, dans la pièce ?


Il y a beaucoup de violence mais elle ne sera pas traduite physiquement. La violence est dans l’empêchement. Dans cette parole qui tente de guérir, de soulager, mais dont on n’est pas sûr qu’elle fasse du bien. Les personnages de Fosse parlent, se taisent et nous tentons de compléter leurs silences. Il faut donner à chacun le temps de remplir les blancs sans que ça devienne artificiel. C’est cela, le rythme à trouver chez Fosse.


Entretien réalisé par Joëlle Gayot pour le dossier de presse du Festival d'Avignon.

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