theatre-contemporain.net artcena.fr

Visage de Feu

mise en scène Gianni Schneider

: Matières facilement inflammables

Le texte qui suit est paru dans le programme de la création de Feuergesicht (Visage de feu) de Marius von Mayenburg.


Les hommes sont des matières facilement inflammables, a-t-il écrit sur un bout de papier, et les médecins lui demandent ce que cela veut dire. Il faut que ça brûle, il faut que ça brule toujours, en toute saison, mais quand Noël arrive et qu’on installe des arbres dans les pièces et qu’on leur attache des bougies, alors c’est pire, un incendie de forêt sur chaque place et dans chaque magasin, des flammes se tortillent partout et il ne sait plus vers où il peut encore détourner les yeux. Puis il y a des départs d’incendie en ville, partout et tous les jours, et parfois deux par jour. Il lit le journal et quand, de temps à autre, quelque part à l’étranger, une maison flambe complètement, une forêt est en flammes, un camion- citerne part en nuages de feu au milieu des détonations, il dit tranquillement : je peux faire mieux. Ses cheveux sont brûlés jusqu’au crâne, son visage est une cicatrice à vif, il a des morceaux morts dans la bouche quand il mange, sa langue est calcinée, il boit de l’alcool à brûler et dit : je suis le cracheur de feu, je suis le premier homme, je vous apporte le feu. Il parcourt la ville et examine les toits. Il lui manque un œil, ils le lui ont crevé, il regarde avec l’autre par un trou de son crâne. Pour un peu ils l’auraient eu, dans une cave, le feu a déjà pris, l’escalier dans le dos, ça suffit, demain la maison ne sera plus debout, mais il y a encore de l’essence dans le bidon, allez, dehors, encore des flammes, et il secoue le bidon et les gouttes en jaillissent et s’enflamment en l’air, alors il y en a un qui arrive par derrière et qui lui passe le bras autour du cou et de la main droite lui tient un couteau devant la figure. Je le tiens, ça brûle, dehors. Et il veut le traîner en arrière dans l’escalier, alors il penche vigoureusement la tête en arrière, l’autre a le nez en morceaux, et il tombe avec lui dans l’escalier, le couteau lui transperce la joue et reste planté dans son œil. Il crie et, en se ruant dehors, il marche sur quelque chose de mou. Il boit de nouveau de l’alcool à brûler, il reste deux jours sans connaissance et, quand il se réveille, il boit. Puis il s’habille et va dans une autre ville où personne ne pense à un incendiaire en voyant un cracheur de feu tout tailladé, le docteur lui retire ce qui reste de l’œil. Il n’y a pas d’œil de verre, on coud ensemble les bords du trou, et il a encore de la fièvre pendant une semaine et doit bouffer des cachets. La nuit il dort dans les caves, sur le charbon, le jour il va au hasard et fume. Quand cela a brûlé, il achète le journal et lit ce qu’on dit des dégâts matériels et de la salamandre, qui arrive toujours à s’échapper. Le journal sert de mèche pour l’incendie suivant. Il s’arrête sur les places et crache des nuages de feu vers le ciel, il frotte des allumettes sur son corps et les éteint dans sa bouche, les gens mettent des pièces devant lui. Pour le prochain litre d’alcool à brûler. Puis toute une maison brûle avec ses occupants, aucun ne peut se sauver et il est dans la foule et les voit se jeter en flammes de la fenêtre et crier. J’ai fait les choses à fond, dit-il, personne ne l’entend, et il devient inquiet et fatigué, le lendemain il lit qu’il y a eu des morts, et on recherche la salamandre et on s’occupe de son écriture. Puis on en arrête un qui n’est pas le bon, parce qu’il n’a qu’un œil, lui aussi, et il se tortille d’ inquiétude. La nuit, il est jusqu’aux genoux dans la mer de flammes et il crie, me voici, je brûle entièrement et je m’en vais, et ce sera fini. Mais ensuite il saute par la fenêtre et reste étendu, assommé, sur un avant-toit. Comme les flammes s’élèvent, il déguerpit et s’en tire vivant. Les jours qui suivent, il reste à la cave. Puis il va de nouveau par la ville, l’œil tourné vers le haut, vers les toits. Il commence dans les chaufferies, il fait les choses à fond, il trouve au vestiaire une caisse de choses que les gens ont oubliées. Serviettes de bain, caleçons de bain, vestes et écharpes boivent de l’essence, les flammes dévorent le revêtement de bois et il est de nouveau dans la rue. Personne n’avait encore réussi ça, la piscine brûle. Les sirènes hurlent, mais elles sont encore loin, cela brûle vite et la construction de poutres s’effondre fumante dans le grand bassin. Le ciel est plein d’énormes nuages de fumée. Il a le mur coupe-feu dans le dos, quand ils braquent sur lui des lampes puissantes et le détachent de l’obscurité. La lumière bleue frôle son visage, noir, trop maquillé de cendres, et la sueur a tracé dedans des rigoles claires. Il s’est appuyé au mur et a attendu. Il rit doucement et dit : j’enflamme une allumette, comme ma mère a souvent fait, j’enflamme des cigarettes, j’enflamme des forêts, j’enflamme ma mère, j’ai des inflammations dans la tête. Et il pleure. La forme chronique de la pyromanie est difficile à influencer sur le plan thérapeutique, dit le médecin-chef dans l’exécution des directives internes de la clinique psychiatrique. Plus tard les lésions sont guéries et il a repris un poids normal. Il ne dit rien, regarde par la fenêtre et lit le journal tous les jours. C’est un patient paisible. Les médecins trouvent dans sa chambre un bout de papier sur lequel il y a : les hommes sont des matières facilement inflammables. Ils veulent savoir ce que cela signifie, il doit mettre par écrit ce qu’il en est du feu et il écrit : premièrement, les hommes sont des matières facilement inflammables. Si on les met au contact du feu, il se forme des manifestations sensationnelles sur leur peau. Il y a quatre variantes : de l’érubescence à la carbonisation des muscles et des os en passant par la formation de cloques et la destruction du derme. Le risque de mourir est différent selon la partie du corps qui est brûlée. Si c’est le visage qui brûle ou un organe sexuel externe, c’est plus dangereux que si c’est la même surface dans le dos. Si de grandes parties de l’homme sont en contact avec le feu, non seulement la peau brûle, mais l’ensemble du corps est rendu malade, c’est la maladie de la combustion. Sur l’ensemble de la zone qui a été prise par le feu apparaît une plaie suintante. Du sérum sanguin s’accumule dans les cloques des brûlures, l’humeur suinte du corps, les globules sanguins restent dans les vaisseaux sanguins, le sang épaissi coule plus lentement, la pompe cardiaque n’arrive plus à envoyer assez de sang aux organes, on risque une crise d’approvisionnement, un choc. Si le brûlé survit à cette phase, il est maintenant toujours plus affaibli par les toxines, ce qu’on appelle les toxiques de combustion qui viennent de l’albumine brûlée. Il n’a plus d’appétit, il est fiévreux et exposé à toutes sortes d’infection. Si le brûlé survit aussi à cela, il a une bonne chance de continuer à vivre.


Deuxièmement, les hommes sont des matières facilement inflammables. Il existe des photos qui ont été prises après des feux d’appartement : deux jambes, toutes droites devant une chaise et, à la surface du siège, un petit tas de cendres fume encore. Le mobilier et le reste de la chambre en général sont intacts et c’est pour cela qu’il faut être précis et ne pas parler dans ce cas d’incendies d’appartement, mais d’incendies d’être humain. Ces photos bouleversent le public, on ne veut pas rentrer à la maison et trouver devant la chaise qui fume deux jambes entièrement brûlées dans leurs pantoufles. C’est pourquoi, en Amérique, le phénomène est appelé «spontaneous human combustion» et fait l’objet d’une enquête par un groupe de recherches. On suppose que, dans des conditions déterminées, le corps humain est le siège de processus, processus chimiques, processus de fermentation, qui ressemblent aux processus digestifs. Mais la différence réside dans le fait que, lors de la «spontaneous human combustion», un foyer d’incendie apparaît dans les viscères, gagne en étendue, consume le tissu, se fraie un chemin jusqu’à la surface du corps, si bien que l’homme brûle à partir d’en dedans. Quelle est la nature de ces processus chimiques, où ils commencent, dans quelles conditions ils ont lieu et, avant tout, comment s’en protéger, et s’il est possible qu’une gorgée d’eau parvienne à empêcher le feu, c’est ce que la commission d’enquête sur la «spontaneous human combustion» s’est fixé pour tâche de découvrir. Troisièmement, les hommes sont des matières facilement inflammables. Une fois qu’ils ont pris feu, ils sont difficiles à éteindre. Ils ont brûlé jusqu’au dernier, la peau, les tifs, tout est grillé, un peu de cendre il est resté et deux mignons petits souliers, les petits pleurent et font miaou, pauvres parents, où êtes-vous. Et il rit et les médecins écrivent au bout de quelques années dans leurs documents qu’il lit et qu’il est en mesure de s’approprier ce qu’il a lu. Son intérêt va avant tout aux textes qui parlent spécifiquement du feu. Reste à savoir pourtant dans quelle mesure une réflexion sur sa propre problématique de pyromane a lieu à cette occasion. De son œil, il regarde les toits par la fenêtre et il allume une cigarette.


1998 - Texte français Jean-Pierre Morel

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.