La mémoire n’est pas fiable, les réminiscences sont des interprétations, mais valent-elles moins que la réalité ? Sommesnous la somme de nos actes ou de nos souvenirs, dans la vie comme face à la mort ? Notre existence est-elle une suite de faits ou bien celle qu’on décide de voir et de raconter ?

La maladie d’Alzheimer aggrave un processus commun à chaque être humain qui fait se mélanger rêves et souvenirs, actes et désirs. Réaction consciente ou inconsciente de « survie » pour alléger la valise qui contient l’histoire de notre existence, instinct de préservation pour lui donner un poids supportable et continuer à avancer ?

Dans cette pièce, et par la force de son écriture, Davide Carnevali, laisse le rôle de la maladie au metteur en scène en lui permettant d’orchestrer les histoires comme un puzzle ; la dernière pièce ne peut être que l’oubli, pour celui qui meurt et l’héritage pour ceux qui lui survivent. Les faits passent, tronqués d’une mémoire à une autre, inventant d’autres possibles.

La maladie a ce rôle de « menteuse en scène » et guide la pièce pour la transmettre à la mémoire du spectateur.

Les comédiens auront la permission de se perdre dans le jeu des personnages, dans les personnages : quand le fils accepte de jouer le rôle du père ou celui d’un sergent en oubliant sa propre identité, il permet au père de retrouver la sienne. Dans la relation père/fils, le présent convoque le passé et chacun peut se relier à ses propres racines.

Ici, la petite histoire personnelle ouvre une fenêtre sur la grande Histoire, questionnant l’identité de notre Europe.

Dans le rôle du père, Henri Edouard Osinski sera à la fois solide et au bord du gouffre. Dans le rôle du fils, Jean- Christophe Vermot- Gauchy sait jouer sur le fil du rasoir, tout en retenue en laissant ressentir les tempêtes. Pour le médecin, personnage ambigu entre ange et diable, Anne Ferret sait mieux que quiconque incarner les ambigüités du personnage à l’identité indéfinissable.

Un cyclorama, une paroi en plexiglas qui étouffe les voix et déforme les images et un décor blanc, ceci pour changer les couleurs de la vie entre présent et passé, entre l’instant vécu et sa transformation dans le livre de la mémoire, une réalité dans la réalité. Des objets de la vie quotidienne (un lit, une table et des chaises, un réfrigérateur, une gazinière) en équilibre entre deux identités, à la recherche de leur fonction à l’instar des personnages : la gazinière peut devenir télé, la tête du lit écran, le frigo fenêtre montrant l’évolution du « lapin en sauce » …

Dans ses didascalies Davide Carnevali invite à un jeu d’image dans l’image :
… « Le Premier Homme et le Deuxième Homme feuillettent un album photo. Le Deuxième Homme indique du doigt certaines photos. Le Premier Homme se détourne de l’autre côté. Le Deuxième Homme se lève et s’en va. Le Premier Homme recommence à feuilleter l’album photo, mais son regard se porte dans une toute autre direction, et son esprit dans un tout autre lieu. »
… « Une vidéo montre le Premier Homme et le Deuxième Homme en train de feuilleter un album photo. Dans la vidéo le Deuxième homme indique du doigt certaines photos… »
… « Une vidéo montre une vidéo qui montre le Premier Homme et le Deuxième Homme en train de feuilleter un album photo… »

Mon troisième homme, ce personnage qui fixe les règles de jeu, sera sur le plateau avec une caméra pour filmer l’instant de l’action et nous la proposera une fois, deux fois, trois fois, une infinité de fois, avec des variations imperceptibles qui sont celles de la vie.

Tout comme la médecine touche à ses limites et se perd dans la maladie, dans cette histoire de points de vue, où la mémoire se moque de la logique, la metteuse en scène, doit éclairer le texte en prenant soin d'exagérer la confusion !

Antonella Amirante