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Trahisons

+ d'infos sur le texte de Harold Pinter traduit par Eric Kahane

: La Pièce par Frédéric Bélier-Garcia, metteur en scène

Propos recueillis par Chantal Hurault, communication, Théâtre du Vieux-Colombier

Une trahison au pluriel


Le sujet de Trahisons est un thème très ordinaire : une femme, deux hommes. Le coup de génie de Pinter tient d’abord dans sa stratégie narrative : raconter cette histoire adultère à rebours. Car ce qui au début, semble ne modifier que l’ordre des scènes transforme en fait autant l’angle d’attaque de notre regard sur ce sujet que l’objet lui-même. Qu’est-ce qu’un couple ?
De quelle chair est fait le lien amoureux ?
Pinter reprend l’équation du théâtre bourgeois (le mari, la femme, l’amant), mais grâce à son protocole, il révèle – comme on dirait d’un chimiste – l’essence et la profondeur opaques de ce lien. Les personnages courent vers la source d’une histoire amoureuse comme on plonge vers le fond d’un lac sablonneux où les contours et l’évidence du sentiment se perdent, se floutent. L’inversion de la narration fait transparaître la finitude, la faiblesse, la fragilité originelle de l’alliance amoureuse ou amicale.
Cette forme qu’adopte Pinter, la contrainte forte qu’il s’impose, rendent cette pièce très différente du reste de son théâtre. Elle est bien sûr traversée par le souffle – on pourrait même dire l’haleine particulière – de son écriture, mais elle reste à l'écart de ses oeuvres de jeunesse, de son théâtre dit « de la menace », comme de son oeuvre tardive. C'est cette singularité qui m'attire particulièrement. Partant d'une capture réaliste (scènes de la vie amoureuse), confinant à l’exercice de style, Betrayal est un objet hors genre à appréhender, selon moi, hors de tout contexte, comme une petite équation sur l’amour, une curiosité du théâtre contemporain.
Il s’agit ici d’une trahison au pluriel, on pourrait dire virulente, qui concerne autant la relation amoureuse que la relation amicale, et finit par révéler la vérité de toute relation, discours amoureux, sentiment.
La trahison est un acte étrange. Le premier paradoxe est qu’il n’y a de trahisons qu’entre des êtres fidèles, entre des amis ou des disciples (des ennemis ou des êtres infidèles – Merteuil et Valmont – ne se trahissent pas). Le second paradoxe est que la trahison est, par l’effort qu’elle requiert, une ultime preuve d’amour, la dernière tentative dévoyée pour rester fidèle à une promesse. Ça veut encore conserver quelque chose d’une histoire qui voudrait finir. Ce sont ces trahisons au coeur même du lien amoureux (qui le protègent et le tuent à la fois) que Pinter dissèque.
En cela, Trahisons est une pièce sur la fidélité...
L’habileté du traitement tient dans l’absence d’identification claire entre victime et coupable.
Qui des trois est la victime ? Le mari ? L’amant ? La femme exclue de l'amitié passionnelle des deux hommes ? Qui est le traître ? Qui a l’intelligence affective la plus grande ? Où est le cynisme, où la naïveté ?… Les rôles du traître et du trompé ne cessent de circuler dans ce trio, comme ils circulent aussi dans toute relation. Il n’y a pas un Iago et un Othello ici, mais trois victimes qui font chacune à leur manière perdurer et proliférer la trahison. Il n'y a ni manoeuvre ni manigance, uniquement des envies, des craintes, de fugaces lâchetés pour s’épargner soi-même, ou ne pas faire souffrir l’autre, qui aboutissent au désastre.
Le discours, très politique, que Pinter a fait lorsqu’il a reçu le prix Nobel, ouvre des perspectives intéressantes sur sa façon d'aborder l'intime, tant il use des catégories du mensonge, du secret et de l’aveu. Il y conteste toute distinction tranchée entre réel et irréel, entre ce qui est vrai et ce qui est faux : une chose peut être à la fois vraie et fausse. Trahisons développe une sorte de géostratégie appliquée aux relations humaines et amoureuses. Cette vision « clinique » ou politique de l’intime et de l’amour, ni proprement optimiste ni pessimiste, montre ce qui lie et délie les êtres. Tout l’art de Pinter est de capter la dimension troublante, le tremblé qui est au coeur de la relation amoureuse ou amicale.


Un théâtre de l’ellipse


La beauté de la pièce tient à son écriture elliptique. Pinter manie le langage avec minutie et possède un art de la chute extraordinaire. Les personnages ne se disent souvent pas grand-chose et jamais ce qu’ils voudraient dire. Ils parlent à côté du sujet de leur préoccupation. Ils diffèrent constamment ce qu’ils ont à se dire, et finissent par dire autre chose.
Chaque scène me fait penser à ces épreuves de Vallotton où il part d’une scène quotidienne, vériste, qui progressivement s’épure en un trait qui saisit l’essence d’un sentiment (le mensonge, l’envie, la luxure…). Ici aussi, chacune des neuf scènes est une petite intrigue, qui peut basculer indistinctement soit vers un crime épouvantable soit vers un éclat de rire.
Pinter part de conversations quotidiennes qu’il creuse. Il suffit parfois d’un geste, d’une caresse ou d’un baiser inattendu pour toucher à l’essentiel. Ce sont les mouvements de l’âme qui se devinent au travers de ce langage tout en rétention. Au gré d’une question interrompue surgit soudain de façon percutante la vérité de la souffrance des personnages. Un sentiment claque en quelques mots. Une réponse succincte suffit à exprimer subitement une de ces morts qui traversent nos existences, la mort d'une relation, l’assèchement de l'ivresse amoureuse. C'est un théâtre de conversation brillant et très drôle. Même dans leurs souffrances, les personnages restent très spirituels. La difficulté de cette écriture – sa grande qualité aussi – réside dans cette ambivalence qui fait des personnages des équilibristes de la pensée, à la fois très élégants et en totale perdition.
Pinter ne fait pas tomber des masques (comme Bergman ou Lars Norén), il articule la pièce sur des réévaluations successives des personnages, de leurs motifs, de leurs sentiments réciproques, comme si on forait, couche après couche, le sol géologique d’un amour ordinaire.
Dans cette descente, les silences sont de vraies didascalies qui donnent la grammaire de la pensée de la pièce. Ils créent un écho, et par là un sens, à des phrases apparemment anodines qui viennent d’être égrainées.
Il s’agit encore de capturer une vérité de la vie, qui ne se donne qu’en parcelles, fragments, de saisir le fuyant, l’indicible : ce qui décide, arbitre le mouvement de la vie plus que les grandes décisions volontaires et conscientes.


Une histoire de malentendus


Au bout du compte, la question de l’adultère est anecdotique. C’est un prétexte au décryptage d’un instant affectif, amoureux et amical. La pièce joue avec le détail un peu à la façon du genre policier.
On retrouve de scène en scène des indices, des objets, des évocations de lieux autour desquels la relation amoureuse se cristallise. Dans cette remontée à contre-courant, le plaisir du spectateur est de devoir comprendre où chaque scène se situe par rapport à la précédente, où en sont les personnages. Cette ligne non chronologique annule tout effet de surprise habituel ; le suspense porte non pas sur le dénouement que l’on connaît dès le départ, mais sur ce qui a en eux fabriqué cette longue chute.
Une des grandes difficultés pour les acteurs est de trouver cet élan qui ne va pas vers la promesse d'un avenir mais vers le passé. Plus la pièce avance, plus elle se réchauffe. Après les deux premières scènes, qui autopsient la fin d’un amour, on remonte vers le vivant. L’ordre des séquences y est chaotique – et non pas simplement rétrospectif. La seule trajectoire linéaire, c'est l’ivresse ! Le trio remonte vers la source de son histoire en buvant de plus en plus.
La trajectoire de la pièce est bizarre. Il y a quelque chose de très factuel dans cet enchaînement de scènes nodales de la vie adultère. Et à la fois, une intelligence étant à l’oeuvre dans cet ordre chaotique, on pourrait dire qu’une mémoire est en action – ce n’est pas la mémoire particulière d’un des protagonistes, ce serait plutôt comme si c’était l’histoire elle-même qui se souvenait de ces instants où elle s’est arbitrée malgré ses acteurs.
Ce qui m’intéresse dans ce processus est la façon dont chaque scène est en soi l’histoire d’une méprise. Les personnages y entrent pour annoncer, faire quelque chose et, au gré de la discussion, sont détournés de cet objectif. Pinter fait la radiographie d’un malentendu. Sa trame ouvre un jeu sur les possibles et, avec lui, engage une autre forme de fatalité.
Quand on va de l’avant à l’après, de la cause à l’effet, de la trahison au mensonge, l’histoire amoureuse semble celle d’une nécessité à l’oeuvre, d’un destin, d’un fatum. Les êtres s’y rencontrent, se déçoivent, se trompent éventuellement, puis se séparent. En remontant avec Pinter de la chute vers la source, de l’aveu vers la faute, l’histoire amoureuse devient le récit, l’autopsie d’un malentendu.
Chacun de ces individus fait de sa vie un couloir d’excuses, tous manoeuvrent avec leur propre impuissance – non pas dans le sens moral du terme mais par rapport à leur propension à s'accommoder d’une situation intenable. C’est une vision assez tragique de l’amour, si par tragique on entend d’abord l’absence totale de justification des choses et du sens de la vie. Mais on le sait, la vision lucide du caractère tragique de la vie n’interdit pas et permet même une profonde et intense jubilation.

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