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: Entretien avec Simon McBurney

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Vous avez fait une partie de vos études à Paris…


Simon McBurney : Oui, je suis venu à Paris pour étudier à l’École Jacques Lecoq et je n’ai jamais oublié une des premières phrases que m’a dites l’un de mes professeurs : « Si tu oublies un jour de jouer comme un enfant, c’est que tu ne seras jamais un acteur. » Cet enseignement, ce travail quotidien du « muscle de l’imagination », a été déterminant pour moi. D’autant que la période en France était formidable. Les années 80, c’était un grand moment d’espoir : l’arrivée de la gauche au pouvoir, la concrétisation des espoirs de Mai 1968 qui arrivait enfin. Paris était un incroyable lieu de rencontres théâtrales entre des artistes venus d’Europe et du monde entier. Peter Stein, Pina Bausch, Giorgio Strehler etc., tous ces gens m’étaient inconnus à Londres et je les découvrais à Paris. Je rencontrais à l’École des acteurs japonais, africains, scandinaves, allemands, argentins, car Paris était un endroit de refuge pour tous les exilés. Je me réjouis de retrouver au Festival d’Avignon des camarades de l’École Jacques Lecoq comme William Kentridge et Rolf Abderhalden du Mapa Teatro, sans parler de Christoph Marthaler.


Avant de recevoir l’enseignement de Jacques Lecoq, aviez-vous déjà suivi des cours de théâtre ?


Bien sûr. Je faisais du théâtre à l’école et hors de l’école, puis à l’université de Cambridge où j’ai été étudiant. J’ai également eu la chance de fréquenter plusieurs cultures : anglaise, bien sûr, mais aussi américaine, grâce à mon père qui y est né, et française, grâce à ma mère qui y a séjourné une année dans sa jeunesse et suivi des cours de théâtre à la Comédie-Française avec le doyen de l’époque, Denis d’Inès. C’est ma mère qui m’a donné le goût du théâtre, notamment en m’emmenant très tôt au spectacle.


En rentrant en Angleterre, à l’issue de votre formation auprès de Jacques Lecoq, vous créez une troupe, le Théâtre de Complicite. Pourquoi ?


Parce que je voulais faire un théâtre que je ne voyais pas en Angleterre. Nous poursuivons cette histoire aujourd’hui encore : nous sommes toujours nomades, puisque nous n’avons pas de salle de répétition et de représentation à nous. Nous sommes donc très mobiles, ce qui nous permet de répondre très rapidement aux propositions qui nous viennent du Japon, de Chine, de France ou d’ailleurs. Cette mobilité est essentielle, car elle nous conduit à exercer notre réflexion dans d’autres domaines que ceux que nous avons déjà parcourus.


Vous travaillez aussi bien sur des textes dits « classiques » que sur des montages à partir d’éléments textuels divers.
Travaillez-vous de la même façon dans les deux cas ?


Pour chaque spectacle, nous cherchons le processus le mieux adapté pour arriver à nos fins. Si je travaille sur du béton, je ne prends pas une pelle, mais un marteau-piqueur ; si je travaille avec du sable, je préfère prendre une pelle. Cependant, il y a un élément commun à tous les projets de Complicite : la nécessité que nous avons de travailler très longtemps sur chaque création. Peut-être est-ce parce que les questions que je pose nécessitent une longue réflexion. Par exemple, quand je m’interroge sur les mathématiques et que je lis le magnifique livre de G. H. Hardy, Apologie d’un mathématicien, qui explique pourquoi les mathématiques sont un art et non une science, j’engage forcément un long travail. Il faut plonger dans l’idée de l’infini, que je pensais unique, alors que dans les mathématiques, il y a plusieurs infinis qui n’ont, en plus, pas tous la même valeur… La compréhension des liens entre mathématiques et théâtre prend donc beaucoup de temps, et la création de A Disappearing Number, qui en a résulté, a donc été longue. Je suis dans un système qui, aujourd’hui, se révèle anti-économique et donc difficile à maintenir.


N’avez-vous jamais eu envie de faire de l’archéologie, comme votre père, plutôt que du théâtre ?


Mais je fais de l’archéologie ! Quelque part, pour moi, le théâtre est une forme d’archéologie vivante. Je souhaite que mon travail soit stratifié, c’est-à-dire qu’il présente différents niveaux de lecture, d’interprétation. Quand on assiste à un concert où se joue une symphonie de Gustav Mahler, peut-on vraiment dire que l’on comprend sa musique ? Et même si on la comprend, est-on sûr que son voisin comprenne la même chose que soi ? Nous écoutons peut-être deux choses différentes, et nous n’utiliserons pas les mêmes mots pour parler de nos sensations si quelqu’un nous questionne à la fin du concert. J’adore la musique pour cette raison, et, pour moi, le théâtre doit se vivre de façon identique. Par ailleurs, quand mon père creusait dans la terre, il a vu comment les périodes historiques se superposaient tendrement les unes sur les autres, et c’est aussi ce que je recherche dans mon théâtre, un enlacement du passé et du présent.


Comment s’enchaînent vos projets ?


La plupart des choses que l’on fait sont liées à quelque chose de complexe, qui est le cerveau. « La vie est un songe », dit Calderón de la Barca, et il a raison. Mes spectacles ne s’enchaînent donc pas selon un plan raisonné, mais selon des hasards. Je m’efforce de rester très ouvert aux propositions. Je ne fixe rien à l’avance et c’est souvent terrifiant pour ceux qui travaillent avec moi ! Quand on a commencé à travailler sur Le Maître et Marguerite, il n’y avait pas de rôles distribués à l’avance et les acteurs en étaient sans doute effrayés, même si ce sont de fidèles compagnons de route…


Pourquoi avoir choisi de porter sur scène le roman de Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite ?


J’ai fait ce choix justement en raison de cette connexion entre le passé et le présent, que je comprends mieux maintenant. Le personnage de Ponce Pilate se mêle au présent de l’auteur – les années 30 en Union soviétique –, mais aussi à un aujourd’hui qui est celui de la fantaisie, de la fiction. Le théâtre est l’art du présent, car il ouvre une fissure dans le temps. Pendant un instant, mon imagination touche l’imagination de mon voisin et je sais, je prends conscience, que je ne suis pas seul.


Le fait de mettre en scène ce spectacle dans la Cour d’honneur a-t-il joué un rôle dans votre choix ?


Certainement, car il ne m’est pas indifférent de faire entendre dans ce lieu l’histoire de Ponce Pilate et de Jésus-Christ, l’un des récits racontés dans ce roman. Cette histoire dépasse le christianisme parce qu’elle est constitutive de notre culture européenne, de ces deux mille douze années écoulées depuis que Ponce Pilate a accepté, peut-être à contrecoeur comme le laisse entendre Mikhaïl Boulgakov, de condamner le Christ. Mais la Cour d’honneur est aussi un lieu magique, où l’on peut faire vivre une aventure épique qui va de la terre au ciel, en passant par les enfers…


La personne de Staline est également présente dans votre mise en scène…


Comment pouvait-il en être autrement puisque Mikhaïl Boulgakov a écrit les différentes versions de son roman pendant sa terrifiante dictature ? Le drame de cet auteur est de constater que la tyrannie s’installe au milieu d’une belle histoire, celle de la libération du peuple russe, parvenu à se soustraire du joug tsariste. Mais cette belle histoire est devenue un cauchemar et elle nous oblige à nous poser de troublantes questions : comment une injustice peut-elle naître d’une action juste, comment s’organise cette dérive ? Ce roman ne concerne pas seulement la fin des années 30 en Union soviétique : il entre pleinement en résonance avec le monde d’aujourd’hui. Ne sommes-nous pas dans la dictature d’un tout économique capitaliste libéral, qui devrait régler nos vies sans qu’on nous reconnaisse le droit de proposer autre chose ?


Est-ce pour cela que votre mise en scène se permet quelques anachronismes ?


Pour moi, il était important d’ouvrir le sens jusqu’à notre époque. C’est la raison pour laquelle j’ai, par exemple, voulu que, lorsque Woland, le diable, regarde le globe terrestre, il y voit des images de la guerre en Irak, des Américains tuant des Irakiens. Le diable n’est-il pas éternel, d’hier, d’aujourd’hui et de demain, sous des formes très diverses comme le présente Mikhaïl Boulgakov ? S’il y a un personnage avec lequel on peut traverser le temps, il me semble que c’est bien lui.


Comment avez-vous réalisé votre adaptation ?


J’ai commencé par lire cinq ou six adaptations qui avaient déjà été réalisées et je n’y ai guère trouvé mon compte. Alors j’ai décidé de faire la mienne. Nous étions vraiment au bord d’une falaise et il fallait se jeter dans cet océan de mots et d’histoires sans savoir si on survivrait, si on pourrait voler comme les personnages de Boulgakov. La construction s’est faite au fur et à mesure du travail, je dirais même au milieu du chaos dans lequel je travaille… Ce chaos m’est indispensable car, à l’intérieur, j’y trouve mille choses que je n’aurais pas imaginées rationnellement et tranquillement assis derrière mon bureau, parce que ce qui arrive, arrive souvent par hasard. Ce qui m’importait pour construite cette adaptation, c’était à la fois d’être fidèle à ce roman génial et en même temps de savoir s’en détacher, comme une chrysalide qui sort de son enveloppe. Il nous fallait nous libérer pour inventer notre forme de représentation, pour raconter notre propre rapport à cette histoire.


Les acteurs peuvent-ils vous proposer des moments de texte qui les inspirent ?


Tout le monde peut proposer. Il y a aussi des ajouts possibles au texte de Boulgakov. Au début des répétitions, je donne des textes aux acteurs et on part dans tous les sens. Parfois, quelque chose survient, parfois il ne se passe rien. On a une immense quantité de matériels et je monte les choses ensuite, mais sans les fixer définitivement. On continue à travailler sur le plateau pendant les représentations et entre les séries de représentations. J’ai essayé de respecter la structure du roman, ce qui a été très difficile. Le héros de la pièce arrive très tardivement dans l’histoire, ce qui est pour moi très intéressant. On plonge d’abord dans un monde stupéfiant et le sens de ce que l’on voit arrive seulement après coup. Les histoires s’entremêlent, se compliquent, s’approfondissent : c’est cette sensation que je veux rendre, cette descente dans les connexions multiples qui traversent toute l’oeuvre de Boulgakov. On ne comprend pas tout immédiatement, mais ensuite, tout s’éclaire.


Avez-vous ajouté des textes à celui de Mikhaïl Boulgakov ?


Oui. En particulier à la fin du spectacle, où nous avons ajouté deux scènes. Mais le coeur du propos est tiré de la substantifique moelle de l’oeuvre de Boulgakov, c’est-à-dire de son obsession d’une scission entre une réalité extérieure et une réalité intérieure, qui peuvent cependant, par instants, être réunies.


Vous faites aussi entendre la musique des Rolling Stones… C’est parce que la chanson Gimme Shelter est directement inspirée du Maître et Marguerite. C’est Marianne Faithfull qui avait donné à Mick Jagger ce roman. Il l’a énormément fasciné, puisqu’il a écrit une autre chanson : Sympathy for the Devil. Il me paraissait aussi indispensable de faire entendre, presque dans son intégralité, la 10e Symphonie de Dimitri Chostakovitch pour accompagner certains des moments de cette incroyable histoire. Parce que le parcours du compositeur et celui de l’écrivain sont très similaires, en particulier dans leurs rapports avec le pouvoir stalinien. Je voulais que la peur qui habitait les artistes menacés par Staline soit présente. On peut aussi entendre des extraits de l’oeuvre d’un compositeur contemporain de Dimitri Chostakovitch, Alfred Garrievitch Schnittke.


Ce roman est d’un pessimisme foncier. Cependant, Mikhaïl Boulgakov fait dire à l’un de ses héros : « Les manuscrits ne brûlent pas. »


La preuve en est que, malgré les destructions successives, nous lisons aujourd’hui Le Maître et Marguerite. Une chose que l’auteur n’aurait jamais pu imaginer de son vivant.


Vous venez aussi au Festival d’Avignon avec votre ami, le poète et critique d’art John Berger…


C’est une joie très grande que de l’avoir à mes côtés. Ma relation avec John Berger est le résultat d’une longue amitié et de beaucoup d’admiration pour son travail d’écrivain, quelle que soit la nature des ouvrages qu’il a publiés. C’est un homme doté d’une incroyable capacité à écouter et à parler du monde. Ce qui est beau, dans son écriture, c’est l’espace qu’il laisse entre les mots, entre les phrases, qui permet au lecteur d’avoir la sensation d’être écouté par lui. Je m’inspire beaucoup de cette attitude dans mon travail. Ce qu’on doit faire au théâtre est très simple : il s’agit d’ouvrir une porte pour inviter quelqu’un à découvrir quelque chose qui va, s’il le désire, l’enrichir. Mais le théâtre est aussi une question d’écoute. Être capable d’écouter est le plus grand talent pour un artiste. Écouter le public non pas pour satisfaire chez lui un goût pour la complaisance ou pour vérifier que ce qu’on fait est de qualité, mais pour être sensible à l’ensemble des êtres humains réunis dans un même espace, celui du théâtre. Il ne s’agit pas de s’adresser aux spectateurs d’une manière impersonnelle, mais d’être vraiment avec eux dans ce moment qui est communément partagé. Il faut écouter pour pouvoir rendre. Il faut, pour que le théâtre vive, qu’il y ait cette écoute et cette attention.


Comment percevez-vous le Festival d’Avignon ?


J’y suis beaucoup venu comme spectateur, depuis des années. Je le vois aujourd’hui comme une rencontre mondiale de théâtre. Mais il n’a rien de la mondialisation comme l’entendent les économistes et les financiers. Ici, nous ne sommes pas dans un marché du théâtre où l’on achète et où l’on vend, mais dans une communauté qui partage des idées et qui célèbre « la résistance ». Cette résistance est à la fois différente et semblable à celle qu’avait imaginée Jean Vilar. Je crois qu’Avignon s’inscrit dans sa continuité, celle d’un théâtre qui trouve son ancrage dans son époque et dans la société qui l’entoure et qui s’intéresse aux autres formes artistiques. Je ne dis pas un théâtre qui invente, car je crois qu’il n’y a pas d’invention au théâtre. Ceux qui croient inventer un théâtre post-dramatique très contemporain reproduisent des choses qui ont déjà existé. Ce qui est important, c’est de raconter aujourd’hui des histoires, en trouvant peut-être des moyens nouveaux pour les faire entendre. C’est pourquoi je suis très heureux d’être présent dans ce Festival, avec tous ces artistes si différents, amis ou inconnus, qui se retrouvent ensemble pour faire entendre des histoires. C’est aussi le plaisir d’avoir réussi à concrétiser un projet initié il y a des années, puisque Hortense Archambault et Vincent Baudriller m’avaient sollicité au moment où nous jouions The Elephant Vanishes à la MC93 de Bobigny, en 2004.


Que signifie pour vous le fait d’être artiste associé de la 66e édition du Festival d’Avignon ?


Pour moi, c’est participer à un acte de résistance en étant au coeur du combat. C’est aussi un moyen de s’ouvrir au monde de la création contemporaine sous des axes divers, en fonction des artistes qui sont invités par le Festival. Aujourd’hui, il faut absolument s’enrichir de ces façons différentes de faire du théâtre, au moment où l’on veut nous faire croire qu’il n’y a qu’une seule et unique possibilité d’imaginer le monde qui nous entoure, tout comme notre futur.

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