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The Interrogation

mise en scène Milo Rau

: La scène : lieu de manifestation de la vulnérabilité

Discussion d’Édouard Louis & Milo Rau

Sur l’art, la libération et l’esthétique de la mélancolie
Discussion menée par Carmen Hornbostel, dramaturge en mai 2021

Comment votre collaboration a-t-elle commencé ?


Milo Rau : Il y a, comme pour toute amitié, de nombreux débuts différents. J’étais en contact avec Didier Eribon depuis un moment, Édouard avait vu certaines de mes pièces, et je connaissais ses livres. Il y a quelques années, avant la pandémie, on nous a demandé tous les deux indépendamment l’un de l’autre si nous voulions faire une pièce de théâtre ensemble.


Comme

nous nous apprécions beaucoup, nous nous sommes tout de suite dit oui.


Édouard Louis : Il y a déjà eu tellement d’adaptations de mes pièces qu’il était tout de suite clair que nous voulions faire quelque chose de complètement nouveau. Une nouvelle pièce qui émerge de notre rencontre. A cause du Covid, il y avait alors toutes sortes de formats : d’abord une pièce de théâtre, puis un film (dans lequel Isabelle Huppert aurait joué ma mère et Wajdi Mouawad mon père). Et à un moment j’ai voulu tout annuler, j’avais peur d’être sur scène, et j’ai écrit un mail à Milo... c’est là que commence L’Interrogation.


Le titre suggère une recherche. Que recherchez-vous au théâtre ?


M. R. : Quand je fais du théâtre, je recherche toujours une nécessité : Pourquoi et pour quoi fait-on cette pièce ? Pourquoi avons-nous besoin de théâtre – et non de cinéma, de littérature, d’une campagne politique ? Tous deux en discutons beaucoup... Pourquoi pas juste de l’amitié ?
Le travail d’écrivain d’Édouard utilise sa propre vie, interroge sa biographie pour comprendre notre époque. Ses romans sont parfaits, ils sont complets en eux-mêmes. Pourquoi les mettrais-je en scène ? Alors la question de toute la pièce est : y a-t-il, dans le théâtre, une autre libération, une autre possibilité de réflexion, une autre concrétude (physique) que dans l’écriture ? En posant cette question simple, bien sûr, une sorte d’« argumentum ad infinitum » commence. Pourquoi fait-on du théâtre, pourquoi je raconte ce que je raconte ? Pouvons-nous échapper à notre biographie, au système dans lequel nous sommes ? Ou sommes-nous seulement en train de le reproduire ?


Où tout cela a-t-il commencé ? Et y a-t-il une sortie ?


E. L. : Nous avons besoin d’un questionnement sur les réalités qui nous entourent. Le grand paradoxe avec la réalité est que nous sommes construits par elle. Notre chair même, notre peau même, notre langage même, notre façon de marcher, de regarder sont construits par une réalité qui a commencé avant nous. Nous sommes comme des fragments de réalité et en même temps, la réalité est la chose la plus difficile à voir et à changer. Donc, en politique ou dans les arts – je n’y fais aucune différence – le but est d’interroger ce qui nous entoure. C’est ce que nous explorons dans L’Interrogation : quelle est cette réalité violente qui nous a construits ?
Quels sont nos espoirs ?


Pourquoi les avons-nous et d’où viennent-ils ? Comment se révolter contre elle, en s’inventant ? Peut-on échapper à la réalité ?


M. R. : Cette pièce est extrêmement simple, exposant la méthode «Édouard Louis » ou la méthode « Milo Rau », pour ainsi dire. Questionner et déconstruire le mythe de la réalité, de l’individualité, de l’authenticité, de la libération à travers l’art lui-même.


E. L. : Dans les arts, nous essayons de saisir la réalité, mais ce n’est jamais fini. On ne tend pas vers les raisons de la violence, ni vers une éventuelle libération de celle-ci. Il y a tellement de choses que nous ne comprenons pas, que nous ne contrôlons pas, qui nous manquent.
Que nous ne pouvons tout simplement pas décrire. Comment décrire la violence si les victimes elles-mêmes essaient de la cacher, parce qu’elles ont honte ?


L’art peut-il changer la réalité ?


E. L. : L’art a changé la vie de certaines personnes, celle de beaucoup de femmes ou de noirs libérés par les livres de Simone de Beauvoir par exemple. Il y a un potentiel effet libérateur dans l’art, généré notamment par le rassemblement, même si l’on ne peut le considérer comme un mouvement social ou politique. Même s’il ne peut changer toute la réalité, l’art peut créer symboliquement un collectif. Souvent, nous ne reconnaissons tout simplement pas les collectifs comme tels parce qu’ils sont faits d’une superposition de solitude. Mais en même temps et c’est pourquoi il faut interroger l’art, on sent le désespoir des arts. Je connais tellement de gens qui ont vu un film de Ken Loach ou des frères Dardenne, qui ont été émus par la pauvreté et l’exclusion dont souffrent les personnages du film, et qui pour autant soutiennent toujours des politiques conservatrices. Je pense que notre pièce navigue aussi entre ces deux réalités : l’impuissance et le pouvoir de l’art, de la performance, de changer une réalité individuelle et collective.


M. R. : Lors du lancement de The New Gospel, qui implique les ouvriers agricoles illégaux africains dans le sud de l’Italie, je faisais constamment une campagne en parallèle d’aide au logement et régularisations. Pour moi, le film est une œuvre d’art dans le sens où c’est un outil pour que ces gens puissent devenir des citoyens au lieu d’être des esclaves, obtenir un abri adéquat, promouvoir les produits du commerce équitable et établir des connexions avec les militants locaux. On peut utiliser l’art pour changer structurellement et durablement les relations fondamentales qui lient les gens.
Mais je pense qu’il y a aussi une place pour questionner l’art, l’acte d’art, l’acte de représentation.
Il y a une dialectique entre le méta et le sous-niveau, l’art comme changement social et l’art comme questionnement de l’acte ou se représenter. Les deux choses sont liées. Dans L’Interrogation, l’idée de « changement » et son impossibilité sont liées de manière très personnelle et vulnérable.


E. L. : Avant de commencer cette pièce, j’ai beaucoup écrit sur la violence sociale et la destruction.
Qui a tué mon père, Histoire de la violence, En finir avec Eddy Bellegueule – tous ces titres sont déjà si violents. Maintenant, il était logique pour moi d’aller plus loin et de faire une pièce sur la vulnérabilité de cet acte même, sur la mélancolie de ce combat. La mélancolie qui accompagne toujours les luttes politiques ou existentielles : pourquoi dois-je toujours me battre ?
Pourquoi dois-je être tout le temps sur scène ? Pourquoi ne puis-je pas simplement être heureux, disparaître derrière la scène ? Je pense que l’existence de combats constants, l’épuisement de lutter, crée un nouveau vocabulaire politique qui n’est pas moins réel dans la chair des gens.
L’Interrogation n’est pas une pièce politique au sens classique, c’est un spectacle plein de beauté, plein de silence, de nostalgie, d’absence, de tristesse - parce que ce sont des émotions politiques.
Bien sûr, la politique signifie les politiques, les gouvernements, les législations, les campagnes. Mais ces émotions en font aussi partie. Ouvrir un nouveau vocabulaire politique, c’est peut-être ce qu’on peut faire avec les arts. Parce qu’il très difficile de descendre dans la rue et de manifester pour le droit à la vulnérabilité.


M. R. : L’Interrogation est une sorte d’entracte, un moment d’arrêt, d’interrogation solipsiste :
Après tout, qui sommes-nous ? Qui sommes-nous devenus en nous battant ? Nous avons ce grand espace noir – la « scène » – et il n’y a que cette personne, il y a Édouard.
Vulnérable, seul.
Plus quelques sons, de la musique. C’est une pièce profondément mélancolique, une pièce fragmentaire, une pièce tendre ; le contraire de ce que dans un sens bourgeois on appellerait «politique». Mais nous n’avions pas besoin tous les deux d’une autre pièce « politique », comme nous en voyons tant sur nos scènes depuis des décennies, nous avions besoin de nous arrêter et de décrire la mélancolie du combat lui-même. Pourquoi y a-t-il toujours une autre fin à l’histoire ?

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