Savannah Bay, première version

Tu ne sais plus qui tu es, qui tu as été, tu sais que tu as joué, tu ne sais plus ce que tu as joué, ce que tu joues, tu joues, tu sais que tu dois jouer, tu ne sais plus quoi, tu joues. Ni quels sont tes rôles, ni quels sont tes enfants vivants ou morts. Ni quels sont les lieux, les scènes, les capitales, les continents où tu as crié la passion des amants.
Sauf que la salle a payé et qu'on lui doit le spectacle.
Tu es la comédienne de théâtre, la splendeur de l'âge du monde, son accomplissement, l'immensité de sa dernière délivrance.
Tu as tout oublié sauf Savannah, Savannah Bay.
Savannah Bay c'est toi.

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Synopsis

scène I
Madeleine apparaît. C'est une vieille femme. Arrive derrière elle la Jeune Femme. Le dialogue débute à propos d'une chanson d'Edith Piaf. On comprend que Madeleine perd la mémoire: elle ne reconnaît ni la chanteuse ni la personne qu'elle a en face d'elle. La Jeune Femme lui rappelle qu'elle vient la voir chaque jour. Madeleine a été comédienne. C'est alors q'elle se souvient que la Jeune Femme est peut-être sa petite-fille, c'est la fille de sa fille qui est morte. Cette fille s'appelait Savannah. La Jeune Femme demande à Madeleine de lui raconter l'histoire de Savannah.

scène II
L'histoire de théâtre commence. Madeleine pose les éléments du décor les uns après les autres: une grande pierre blanche au milieu de la mer, le vent, l'été, le soleil brûlant. Nous sommes dans un pays qui n'est jamais nommé. Et puis, elle évoque une jeune fille qui chaque jour nage jusqu'à cette pierre. Cette jeune fille est la fille de Madeleine. Un jour, un homme l'aperçoit et la rejoint. L'amour entre l'homme et la jeune fille est immédiat, total. Madeleine le sait parce que le vent porte les voix du couple jusqu'à la maison dans laquelle elle est enfermée à cause de la chaleur. Ils font l'amour. Un enfant pleure. Les deux femmes évoquent une naissance en même temps qu'un drame: qui est né? qui est mort?

scène III
Brutalement, la Jeune Femme parle d'un jour gris où quelqu'un est mort. Madeleine ne se souvient pas. La Jeune Femme insiste en racontant l'histoire de cette mort afin que Madeleine lui parle. Ce jour-là, un enfant serait né et la jeune fille aurait quitté son lit d'accouchée pour aller nager dans la mer. Madeleine alors continue le récit de cette nuit où sa fille s'est suicidée. Mais dans sa tête, tout se mélange: la réalité, la fiction (on aurait écrit une pièce de théâtre, ou un film, sur ce drame). Peut-être aussi qu'aucune pièce ni aucun film n'ont été écrits. Et pourtant, tout semble s'être réellement passé. A l'enfant née ce jour de la mort, on n'a pas donné de nom. Elle se serait nommée elle-même plus tard: Savannah est le nom qu'elle s'est choisi.

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Savannah Bay, genèse
par Eva Cousido

"Je n'ai pas pensé à écrire pour le théâtre, c'est lui qui est venu à moi" déclare Marguerite Duras lorsqu'elle écrit sa première pièce, en 1959, Les Viaducs de la Seine-et-Oise. Pas étonnant de la part de celle qui affirme que "le jeu enlève au texte", mais qui avoue simultanément que le théâtre permet de faire "exploser l'écrit" et qu'il est un "présent", c'est-à-dire aussi une présence et une immédiateté qui la séduisent.
Christine Blot-Labarrère, dans son étude sur Marguerite Duras, explique le lien que l'écrivain entretient avec le théâtre, ses virtualités et ses carences:
Marguerite Duras aborde le genre théâtral pour le changer: "Je trouvais que c'était mal foutu, le théâtre. Pourquoi tant de gens s'y ennuient? On n'entend pas au théâtre. On subit la gesticulation théâtrale, on ne ressent jamais l'écriture, d'où elle vient." Il faut abolir les lois conventionnelles de la mise en scène" dont elle dit qu'elle ne l'intéresse pas "pour faire un autre théâtre, le théâtre de la voix." Ainsi dans Savannah Bay où tout est parlé sans être joué, où "l'on en passe totalement par le langage", car "tandis que le langage a lieu, qu'y a-t-il à jouer?"

Savannah Bay s'intitule d'abord C'est fou c'que je peux t'aimer, paroles de la chanson d'amour d'Edith Piaf qui ouvre la pièce et la traverse, "musique facile, des images puériles, de la vulgate langagière" dont George Steiner observe qu'elles "pénètrent jusqu'au plus profond de nos besoins et de nos rêves" et permettent à chacun de se reconnaître dans l'histoire racontée.
Savannah Bay finit pourtant par porter ce nom mystérieux qui est à la fois le nom de la jeune femme morte et celui du lieu du drame. Duras disait que pour elle tout partait d'un lieu, d'une image d'un lieu.

C'est pour Madeleine Renaud que Marguerite Duras écrit cette pièce, en 1983. Deux versions sont rédigées. Seule la dernière est créée la même année, au théâtre du Rond-Point de Paris, dans un décor de Robert Plate et des costumes d'Yves Saint-Laurent. Madeleine est bien sûr interprétée par Madeleine Renaud, la Jeune Femme est Bulle Ogier. Plus concise et resserrée autour du lien qui unit les deux femmes, elle ne retient que ces deux personnages et évacue les éléments parasites.

Quand Lorenzo Malaguerra m'a proposé de travailler avec lui, je lui ai demandé pourquoi monter cette pièce. Comme Duras aurait dit: "Parce que Madeleine Renaud", lui a répondu spontanément: "Parce que Monique Mani. Parce que Savannah Bay est une pièce en forme de célébration : célébration du théâtre, célébration du jeu et de la splendeur de l’âge."

- Il me semble que c'est lorsque ce sera dans un livre que cela ne fera plus souffrir... que ce ne sera plus rien. Que ce sera effacé. Je découvre ça avec cette histoire que j'ai avec vous: écrire c'est ça aussi, sans doute, c'est effacer. Remplacer.

- C'est vrai que la mort n'efface rien. Quand vous mourrez, l'histoire deviendra fabuleuse, évidente...

Marguerite Duras, EMILY L.

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Bleu, le costume de l'espace, notes de scénographie par Gabrielle Blättler

Une sensation de mer, de couleur bleue partout dans Savannah Bay, de mouvement continuel. De souffle de la mer. Le point de départ de ma scénographie, c'est l'image et les sensations. La mer, vision d'espace infini, est ici la matière brute pour la création de l'espace de jeu.
La scénographie donne une forme visible aux mots et aux sensations qu'ils procurent par des matières, des couleurs et des ambiances qui habillent l'espace, comme un costume.
Costume de l'espace. Sur cet habit vient la lumière qui donne vie aux matières. La scénographie ne s'impose pas, elle va dans le sens du texte et de la mise en scène. Pour raconter l'histoire, elle laisse une liberté de mouvement aux comédiens qui se l'approprient.
Je dessine un espace mental, un lieu de projection et non pas la reproduction d'un lieu.
D'ailleurs dans Savannah Bay, les personnages n'évoluent pas dans un espace réaliste. Ils traversent plusieurs lieux de la mémoire dans un mouvement de flux et de reflux proche de celui d'une vague.
Des voiles suspendus. C'est l'idée de la mer. Ils se reflètent sur un dallage brillant qui se désintègre à l'infini, comme la mémoire. Le dallage devient îlots, la mémoire de Madeleine s'effrite.
Mais dans cet espace qui est à la fois partout et nulle part, les deux femmes vivent des situations concrètes, des émotions réelles. Elles sont dans un lieu clos. Dallage et chaises proposent des espaces de jeu concrets. Les comédiennes se déplacent alors entre un sol fait de matières solides et des voiles en mouvement comme évocation d'idées abstraites, celle de la mer, de la mémoire, de la pierre blanche.
Avec le metteur en scène, nous avons défini trois "espaces de jeu" qui répondent à trois temps du texte reliés linéairement, sans effet de cassure: lieu d'enfermement qui s'ouvre sur la mer et le mouvement pour aboutir à une lumière blanche éblouissante, tendue vers l'infini ou vers la fin de la mémoire. Ou vers la mort?