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Sans doute

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mise en scène Jean-Paul Delore

: Entretien avec Jean-Paul Delore

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Sans doute est une partie d’un ensemble, Les Carnets Sud-Nord. Pouvez-vous nous expliquer ce que sont exactement ces derniers ?


Jean-Paul Delore : C’est une collection de formes vivantes de théâtre musical : spectacles, lectures, performances, installations, concerts, c’est-à-dire tout ce que nous avons fait entre la France et ailleurs depuis une dizaine d’années. Carnets de voyages, donc, en forme de laboratoire de créations issues de résidences itinérantes dans des grandes ville en Afrique, au Brésil en France. Le carnet est un format qui me convient car il donne le droit d’être irrégulier : un mot sur une page, un dessin sur l’autre, un poème, des annotations dans la marge, des bribes de conversation, une pièce jamais finie… Des lignes de fuite, des théories parfois fumeuses, des points suspendus, un désordre de traces qui, mises côte à côte, font pourtant sens. C’est ce que j’aime faire sur un plateau de théâtre. Et puis il y a le « Sud-Nord », qui correspond à la volonté d’inverser la direction selon laquelle on évoque – et bien souvent on pense – les rapports entre le Nord et le Sud. Mais c’est aussi une référence à Woyzeck. En effet, dans la pièce de Büchner, le capitaine, parlant d’un vent malfaisant dit à Woyzeck qu’il souffle depuis le « Sud-Nord », ce que répète Woyzeck, qui se fait traiter d’idiot. « L’idiot » me poursuit, au théâtre comme dans la vie. Entiers et démunis, les artistes et les voyageurs sont souvent proches de l’idiot. Voilà, je suis un idiot qui court le monde à la recherche d’autres idiots pour être moins seul et faire avec eux du théâtre et de la musique pour gratter l’idiotie du spectateur, c’est-à-dire nos envies et peurs communes d’être grands, d’être petits, de briller, de disparaître. D’ailleurs, Sans doute s’ouvre sur cette phrase : « Ce que je pense ne compte pas, ce qui compte, c’est ce que je ne pense pas et qui revient toujours sur moi… »


Sans doute est-il le spectacle qui clôt cet ensemble ?


Je ne sais pas... Brazzaville, Saint-Étienne, Johannesburg, Kinshasa, Maputo, Paris, Rio, Vénissieux, Villeurbanne, Vitry… À chaque nouvelle ville, il s’agit trouver une nouvelle façon de repartir de zéro en travaillant avec des artistes et, parfois, des habitants, des personnes âgées, des enfants. Nous avons cherché des choses très intérieures dans des couloirs bruyants et nous avons fait beaucoup de bruit dans des endroits très calmes. C’est sûr, en route, notre catalogue de sons, de mots, de situations s’est épaissit. Mais, en même temps, il y avait cette obsession tenace d’un spectacle à l’autre, dont je voulais encore parler une fois, mais de façon plus légère : décrire l’individu comme un héros de la civilisation du désastre, jouisseur et victime du chaos (toujours le fantôme de l’idiot). Alors Sans doute s’est construit sans effort à partir d’« un voyage dans nos carnets de voyage ». Il s’est imposé comme un poème parlé/chanté mêlant bribes accumulées depuis dix ans d’errances et écriture de choses nouvelles. Car si chacun des douze musiciens et acteurs de Sans doute a participé à au moins l’un des spectacles/voyages des Carnets, c’est aussi la première fois qu’ils sont réunis sur un même plateau. C’est comme si chacun ne détenait que les fragments d’un tout, que tous ignorent ! C’est peut-être ce qui donne à ce Sans doute cette énergie particulière. Cette rage et cette douceur. Le résultat est un salut aux étoiles offert par douze individus hors norme, disposés comme pour un salut de théâtre. Un spectacle qui, sur la forme, clôt peut-être un cycle, mais qui, sur le fond, ouvre sur quelque chose d’autre, sur l’extérieur, sur l’autre.


Votre sud est-il africain ou latino-américain ?


Il est brésilien, congolais, sud-africain, mozambicain, mais aussi français et japonais… En fait, il est avant tout imaginaire. Je réunis des artistes voyageurs qui partagent un goût commun pour l’abstraction de certaines formes littéraires et musicales écrites, orales ou improvisées. Il y a aussi les regards exigeants, désespérés et ironiques qu’ils jettent sur leurs situations respectives d’étrangers, et leur désir partagé de s’adresser directement au spectateur, à l’initié comme à celui qu’il faut aller chercher là où parfois il ne s’y attend pas. Bien sûr, les voyages réels sont essentiels, mais ce qui compte, c’est en quoi les territoires (humains autant que géographiques) traversés et habités par ces artistes vont pouvoir progressivement façonner des êtres de fictions : des personnages contemporains qui nous ressemblent, complexes et irréguliers… Plutôt Giacometti, collages Dada, scanners d’organes vitaux, clichés Google Earth, que lever de soleil sur la baie de Maputo ou de Rio, que nous n’avons pas la prétention de vouloir décrire. Nous essayons d’entretenir cette confusion entre mondes lointains et mondes intérieurs.


Comment se sont déroulées les différentes résidences que vous avez mises en place pour travailler ce spectacle, en fonction du temps imparti et des pays qui vous ont accueillis ?


Sans doute s’est travaillé par accumulation, plutôt à notre insu, au cours de toutes ces résidences. Par contre, chacune d’entre elles a donné lieu à des créations, dont certaines continuent d’être jouées en France et ailleurs comme Ster City, spectacle lié à nos différentes expériences à Johannesburg. Les Carnets Sud-Nord sont donc un laboratoire itinérant de création théâtrale et musicale en Afrique centrale, Australe, en Europe et en Amérique latine, qui réunit des artistes venus de ces différents points du monde. Ces équipes d’auteurs, de plasticiens, de musiciens et d’acteurs alternent, au cours de résidences de plusieurs mois dans les grandes villes de ces continents, ateliers de formation et de création ouverts aux amateurs, périodes de recherches entre artistes professionnels, performances multimédia, montage et circulation de spectacles vivants. Chacune de ces résidences de recherche de formation et de création constitue une nouvelle page de ces Carnets.


Quand vous parlez de votre processus de création, vous employez le terme de « laboratoire ». Qu’entendez-vous par là ?


Pour moi, c’est l’attitude qui consiste à faire de la rencontre (avec un acteur, un espace, un autre texte, un musicien) le préalable à toute écriture de spectacle. Avec tout ce que cela comporte d’aléatoire et de plongée dans l’inconnu. Cela peut paraître idiot, mais on a bien vu que « idiot » n’est pas « simple ». Dans notre vie quotidienne, beaucoup de pressions, d’inquiétudes de clichés nous privent de certaines rencontres. Par ailleurs, nous attachons une importance égale aux sons et aux mots. Dans notre travail, il n’y a pas de hiérarchie. Enfin, faire du théâtre musical contemporain dans ces endroits «métaphores du monde » comme disait Koltès, c’est forcément laisser « remonter » dans nos spectacles cette logique de la perturbation présente tout le long du processus de fabrication. Je donne un exemple : il y a des endroits où, pour tout un tas de raisons, quand vous arrivez pour animer un atelier de théâtre, le premier jour, il y a six participants, le deuxième ils sont trente, le troisième personne et le quatrième à nouveau six, mais pas les mêmes que le premier jour. Là, soit vous vous en allez, soit vous faites un cours sur la discipline et le respect. Mais si vous commencez à vous demander quel genre de théâtre il faut inventer pour pouvoir travailler dans ces conditions, et si vous trouvez même seulement un peu de solution concrète à proposer, alors, après ça, vous ne regarderez plus jamais, ni n’écrirez ni ne jouerez ou liras le théâtre de la même façon… Je crois que tout cela est sensible dans Sans doute qui, formellement, offre des variations sur les codes physiques d’un concert. C’est la tentative d’une étude minutieuse et sarcastique de la génétique des relations : hasard des rencontres entre les individus et nécessité qu’elles aient lieu. Ici, la « tribu » Sans doute, ce « casting de horde » est une aubaine. Cet échantillon de société, répartie dans ce vrai faux orchestre, m’a fourni tout ce qu’il faut en termes d’images et de comportements. Ce paysage humain est la réserve inépuisable d’une poétique sonore et visuelle où rien n’est jamais définitif.


Dieudonné Niangouna, l’un des deux artistes associés de l’édition 2013 du Festival, est l’un des artistes les plus proches de vous…


Oui, j’ai rencontré Dieudonné Niangouna en 1996 lors d’un stage que l’on m’avait demandé d’animer à Brazzaville. La nuit, étant donné qu’il n’y avait plus de transport dans la ville en raison du couvre-feu, nous marchions pendant des heures. Sony Labou Tansi était mort un an auparavant et les comédiens ne parlaient que de lui. Les plus jeunes commençaient à déboulonner sa statue, les discussions s’enflammaient… Parmi ce groupe qui avançait de façon mécanique avec la fatigue et où il fallait se battre pour conserver la parole sans toutefois élever la voix, Dieudonné Niangouna finissait toujours par s’imposer comme le meilleur orateur. Plus rapide, parlant plus fort que les autres, inconscient du danger, il connaissait plus de textes que nous tous réunis. Sautant d’un pied sur l’autre, bourrant l’air de coups de poing, il enchaînait Genet et Sergio Leone, Brecht, Mobutu Tchekhov, Tchicaya U Tam’si et puis Brassens, au milieu d’une avenue déserte, aphone, courbé en deux, sourire étrangement figé : « Le bon dieu me le pardonne, j’étais amoureux / qu’il me le pardonne ou non d’ailleurs je m’en fous / j’ai déjà mon âme en peine, je suis un voyou. » Il y a eu la guerre ; plus de nouvelles… On s’est retrouvé par hasard à Yaoundé en décembre 2001. Il jouait avec son frère Criss Carré Blanc qu’il venait d’écrire et de mettre en scène. L’histoire de deux pauvres types, violeurs, génocidaires, cherchant la voiture de Fernandel. Dieudonné Niangouna finissait la pièce assis au bord du plateau, en se balançant comme un ours et en hurlant les derniers mots dans un sourire que plus rien ne semblait pouvoir arrêter. J’avais trouvé « l’idiot » qu’il fallait pour commencer les Carnets Sud-Nord six mois plus tard, à Kinshasa. Ensuite, on ne s’est plus quittés pendant dix ans. Maintenant, on peut rester six mois sans se voir, se retrouver ici ou très loin et cela repart aussitôt. Il écrit comme il parle, il joue comme il écrit, brûlant la chandelle par les trois bouts. Il y a ses thèmes récurrents : la folie et la terreur, le chagrin et l’insolence, le sexe dément, la rage, l’amour et le rire ignoble. Pour moi, il reste l’idiot qui fait du théâtre en longeant la nuit, bravant les couvre-feux, contre la bêtise et la peur, des autres et de soi-même. Un idiot indispensable.


Vous parlez d’oratorio en présentant Sans doute. Est-ce une forme qui vous touche particulièrement ?


Dans ce spectacle-concert, la musique a la parole. Il y a six musiciens et six acteurs chanteurs. La partition est écrite et, par moments, improvisée. Le « puits d’écriture » de Sans doute, c’est ce background à la fois dispersé et accumulé depuis toutes ces aventures de création chez ces douze interprètes physiquement et mentalement « à part », au-delà encore de leur talent respectif et des emprunts à leurs supposées cultures d’origine. Et c’est la libération brutale et délicate de ces matériaux vivants qui est mise en scène, en bouche et en son, au cours du spectacle. Je ne voyais pas une trame extérieure qui puisse réunir des artistes aussi « chargés » individuellement. À eux tous, ils parlent une quinzaine de langues différentes et, vu leur écart d’âge, représentent quarante années où les musiques live, de la contre-culture des années 70 à l’électro, ont bougé plus vite que le théâtre. L’oratorio est une forme, à la fois abstraite et hyperréelle qui laisse s’échapper de la page le poème, qui lui donne voix et sculpte les corps des récitants, à leur insu parfois.


Votre corpus de textes est composé de fragments de vous et d’autres auteurs.


Je suis un auteur d’occasion(s) ! C’est-à-dire un auteur qui a besoin de l’occasion des rencontres avec l’Autre pour se mettre au travail. J’écris au bord du plateau sous l’influence des acteurs et des musiciens. De plus, dans Sans doute, des traces des auteurs croisés sur la route depuis dix ans sont revenues naturellement : Eugène Durif, co-auteur de Affaires Étrangères, le premier spectacle des Carnets Sud-Nord, Sony Labou Tansi qui fait dialoguer le ventre avec le cerveau, Mia Couto le Mozambicain qui fait parler les vivants avec les morts, Nicholas Welch et son rap en verlan du zulu et, bien sûr, Dieudonné Niangouna, qui circule entre ces auteurs, en lari et en français, libre comme d’habitude.


Allez-vous faire une nouvelle version de Sans doute pour le Festival d’Avignon ?


À l’origine Sans doute est un accident. En 2012, nous jouions en France plusieurs spectacles des Carnets Sud-Nord simultanément. L’envie était trop tentante de réunir dans un nouveau spectacle, l’ensemble de ces interprètes dispersés dans ces autres créations, mais nous n’avions plus d’argent. Aussi étrange que cela puisse paraître (mais, encore une fois, nous avions en commun toute cette histoire collective), nous avons pratiquement décidé de jouer avant de répéter ! Puis, peu à peu, entre les représentations suivantes, nous avons volé du temps de répétition. Ce plaisir d’en découdre et cette partition savante et bricolée, c’est ce que nous allons continuer d’explorer avant d’arriver au Cloître des Carmes mais aussi lorsque nous y serons ! Car Sans doute est un oratorio instable : celui de l’effort, de la tristesse, du plaisir et de la colère de l’individu qui voudrait dialoguer avec son destin. Vaines tentatives qui l’amènent à toujours plus de questionnements irrésolus (d’où le titre en forme de mot/mensonge). Il fallait bien amarrer toutes ces incertitudes pour mieux les désigner. Et finalement, le seul décor possible où pouvaient s’entendre ces paroles, dites ou chantées, c’est cet alignement que forment les corps des acteurs, des musiciens et de leurs machines à l’avant-scène. Une ligne qui occupe toute l’ouverture du plateau, comme un salut bien réglé. Un salut pas vraiment réel, fracassant et sensuel, adressé à un monde sensuel et fracassé. Ils sont donc tous là, les douze face à nous, du début jusqu’à la fin. Libres, joyeux. Ils s’en fichent, ils sont forts d’être ici. Nous n’avons pas cherché à « mélanger », à «métisser ». C’est déjà beaucoup d’essayer ce simple « côte à côte ».

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