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Retour à Reims

+ d'infos sur l'adaptation de Laurent Hatat ,
mise en scène Laurent Hatat

: De l'intime et du politique

Un entretien entre Didier Éribon et Laurent Hatat (décembre 2014)

Laurent Hatat : Dans Retour à Reims, en creusant comme tu le fais les ressorts intimes, j’ai l’impression que tu parviens à mettre en évidence la situation paradoxale du transfuge social que tu es devenu : tu assumes ton origine populaire comme le gage d’une parole singulière dans le champ social et dans un mouvement inverse, tu reconnais subir la honte de cette origine en relevant au fil du temps toutes les stratégies de mise à distance de ceux qui en sont les symboles, ta famille en premier lieu. Est-ce que pour toi ce paradoxe est réductible ?


Didier Éribon : Ce paradoxe est à la fois le point de départ et le point d’arrivée de Retour à Reims. Je serais tenté de dire que ce livre est, en effet, une exploration des contradictions inhérentes à toute situation de transfuge. Ce sont des tensions qui marquent presque toujours le parcours de ceux qui passent d’un monde à un autre. Par conséquent, entre, d’un côté, le registre des réactions personnelles spontanées et, de l’autre, celui de l’analyse, il y a un hiatus (plus d’un, en fait) inévitable. Les affects dominés par l’ordre social et la volonté d’une critique radicale de cet ordre social peuvent très bien cohabiter. Au fond, ce sentiment de malaise que j’ai appelé la « honte » n’est pas nécessairement le contraire de la lucidité : il peut aussi en constituer le sol fondateur. L’analyse théorique, et notamment l’auto-analyse, permettent alors d’intégrer les deux niveaux : l’affect dominé et la volonté critique. Mais c’est autour de cette question que tu as centré ton adaptation. C’est cette contradiction que tu as voulu capter et restituer, n’est-ce pas?


Laurent Hatat : Oui, c’est je crois ce qui donne quelque chose d’universel à ton travail si intime. D’un point de vue plus politique, dans Retour à Reims, je trouve que ta démonstration sur les origines d’un vote populaire pour le Front National est imparable. Dès 2007, tu la menais déjà dans ton ouvrage D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française. Comment expliques-tu que pour une partie de la gauche, appelons-la la gauche de gouvernement, la prise de conscience d’une rupture avec les classes populaires soit si lente ou entraine si peu de réaction ?


Didier Éribon : Ce que je montre, c’est que cette rupture avec les classes populaires est la conséquence logique de leur façon de percevoir le monde et de penser la politique. La gauche institutionnelle s’est convertie à une vision technocratique de la politique. Ses dirigeants sont tous formés dans ce qu’on peut appeler les « écoles du pouvoir » (Sciences Po, l’ENA…) dont le recrutement social est très homogène (les enfants de la bourgeoisie).
À cet égard, cela fait déjà bien longtemps qu’il n’y a plus guère de différence avec la droite. Mais de surcroît, ils ont adopté une pensée de droite, tout au long d’un processus de démolition de la pensée de gauche mis en œuvre par des cénacles intellectuels bien organisés, qui ont fourni au Parti socialiste ses schèmes idéologiques actuels. Ils ont voulu jeter la notion de « classes sociales » aux oubliettes de l’histoire, et avec elle, les idées de luttes sociales, de mobilisations, de conflictualités…. Alors toutes ces réalités déniées leur explosent aujourd’hui à la figure. On ne peut rien attendre de ces gens-là. Il faut réinventer une gauche ancrée dans la pluralité des mouvements sociaux.

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