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R. E. R.

mise en scène Gilbert Désveaux

: Aller simple

Introduction en forme de chronologie

28 novembre 1987. Wappingers Falls, État de New York, USA. Tawana Brawley, une adolescente noire âgée de quinze ans, est retrouvée prostrée en position foetale dans un sac en plastique, les cheveux tailladés, couverte d’excréments et de graffitis racistes. Elle accuse six hommes blancs, dont un officier de police, de l’avoir enlevée, séquestrée pendant quatre jours, et violée.


1988. Dans un climat de multiplication des incidents racistes, l’affaire Brawley prend l’ampleur d’une controverse raciale nationale. L’avocat principal, Al Sharpton, devient une vedette médiatique, une figure de la politique noire américaine.


6 octobre 1988. Un grand jury établit qu’il s’agit d’une affabulation. La jeune fille aurait mis en scène son agression avec la complicité de sa mère, pour échapper à la colère de son violent beau-père.


9 juillet 2004. Entre Louvres et Sarcelles, Val d’Oise, France. Marie-Léonie Leblanc, 23 ans, contre six jeunes entre 15 et 20 ans, Noirs et Maghrébins, qui l’ont violemment agressée alors qu’elle voyageait ce matin-là avec sa fillette de treize mois dans le RER D. Dans ce train où les passagers n’ont pas réagi, les six agresseurs ont violenté la jeune fille, qu’ils croyaient juive, lui tailladant les cheveux au couteau, lacérant son pantalon et son tee-shirt, et lui dessinant au marqueur des croix gammées sur le ventre.
Alors que les incidents antisémites sont en forte hausse, l’histoire de Marie-Léonie émeut la France entière et provoque des réactions politiques jusqu’au sommet de l’État.
Trois jours plus tard, Marie-Léonie Leblanc revient sur ses déclarations et avoue qu’elle a menti. Elle voulait attirer l’attention sur ses problèmes personnels, et déclare l’avoir fait pour que ses parents et Christophe (son compagnon) s’occupent d’elle alors que sa vie de couple avec ce dernier, un jeune menuisier, battait de l’aile. Acte contre-productif, puisque Christophe rompt avec Marie-Léonie dès le déclenchement de l’affaire.
Les commentateurs parlent de désastre politico-médiatique, « désastre » pour ne pas parler de « faute » ?… Dans Le Monde, l’avocat de Marie-Léonie Leblanc déclare : « Elle aurait pu tenter sa chance au prochain jeu de télé-réalité ; elle a choisi de s’inventer un statut de victime pour accéder à la notoriété. » Et le philosophe Olivier Abel renchérit : « La victimité est devenue la forme de légitimation de soi la plus aboutie. »
J’habitais à New York, en plein quartier bo-bo de Manhattan, l’Upper West Side, quand l’affaire Tawana Brawley a éclaté. De même que j’étais revenu vivre à Paris, dans un appartement près de l’Hôtel de Ville, l’été où l’affaire « Marie L. » a défrayé la chronique. Deux adolescentes perdues, deux mythomanes, entraient à grand fracas dans l’imaginaire collectif en dénonçant des délits fictionnels à caractère raciste ou antisémite. Sans leurs actes, je n’aurais sûrement jamais croisé la trajectoire de ces vies fragiles et désespérées – entre ghetto ravagé par la drogue dans le cas Tawana, existence privée d’horizon dans le cas Marie-Léonie. Les similitudes des deux affaires m’ont frappé : chaque fois un manque éperdu d’amour (« déficit affectif » dirait-on). Circonstances identiques. Mère remariée. Beau-père redouté. Petit copain au bord de la rupture. Stupéfiante symétrie des récits : six hommes blancs contre une Noire, six hommes « de couleur » contre une Blanche. Même solution pour s’en sortir « par le haut ». Mensonge déchaînant des forces immenses, qu’on a pu juger « disproportionnées » aux malheurs qui en étaient la cause. Mais l’étaient-elles, en fait ? Et qui peut juger du malheur ?
J’ai fait comme Pirandello quand il écrit Vêtir ceux qui sont nus : pas un saut dans la vraie vie, tout juste un observateur en embuscade dans une pièce de theâtre. Le personnage du romancier Ludovico invite la jeune Ersilia à s’installer dans son meublé, au grand dam de sa logeuse.
Je n’ai pas cherché à rencontrer Tawana. Ni Marie-Léonie. Je ne suis pas tombé amoureux d’elles. À la rigueur, leurs boy-friends respectifs auraient pu retenir mon attention, mon fantasme. Car le désir homosexuel transgresse aisément les barrières sociales. L’avocat de R.E.R. convoque sans ambages le petit ami de sa cliente à un rendez-vous de tous les possibles.
Tawana et Marie-Léonie m’ont touché. Étant blanc, je n’ai pas été victime du racisme. N’étant pas juif, je n’ai pas été victime d’antisémitisme. Étant un homme, je n’ai pas été victime de l’exploitation sexuelle. En revanche, plus jeune, j’ai pu avoir à subir l’homophobie. J’ai reconnu quelque chose de familier dans ces événements. Et puis, ils me paraissent symptomatiques du monde où nous vivons si séparément et cependant tous ensemble. Celui de Marie-Léonie s’est même avéré atrocement prophétique : un an plus tard, le jeune Juif Ilan était torturé à mort dans une cave de la banlieue parisienne par la cruelle bande du caïd Fofana.
Il fallait écrire, raconter ces intersections, ces croisements inattendus, ces collisions sidérantes. Finalement Tawana et Marie-Léonie ont réussi leur coup. Sans doute pas comme elles l’espéraient. Leur invention ne leur a peut-être pas permis d’échapper à leur destin social. Mais elles ont déchiré le voile qui nous empêchait d’apercevoir leurs petites vies, ces vies qu’on pourrait dire en souffrance, tant elles ont du mal à advenir, tant elles ne comptent pas. Elles ont ouvert une faille dans le sol, béante, qui permet de distinguer, dans les entrailles de la terre, sous la chaussée de la rue Saint-Honoré ou celle de Central Park West, l’effort humain, qui file dans des rames bondées, aux heures de pointe, dans le RER qui traverse de part en part, Est-Ouest, ou Nord-Sud, ou du train express A du Subway qui descend sa cargaison humaine des ghettos de l’Hudson vers les bureaux de Downtown Manhattan et les ateliers de Brooklyn.

Jean-Marie Besset

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