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Quatre avec le mort

+ d'infos sur le texte de François Bon
mise en scène Charles Tordjman

: Entretien avec François Bon et Marcel Bozonnet

Joël Huthwohl – Comment est né Quatre avec le mort ?


François Bon – La pièce est construite autour d’un nœud constitué par un frère, une sœur, la femme du frère, confrontés à la mort du père. Elle a sans doute une forte charge autobiographique. C’est une situation où la littérature s’arrête, parce que les circonstances supposent trop de proximité et trop de sensuel. En convoquant le corps et la voix de l’acteur, c’est-à-dire le corps et la voix des autres, je n’avais plus à traiter de ma propre censure. Le sujet de la pièce supposait une violence, un rapport particulier au temps, d’être dans l’intérieur du démêlage, d’exposer la tension plutôt que d’exposer une histoire. J’avais envie d’une énonciation indirecte, d’où le recours au théâtre.
Les comédiens sont comme trois instruments de musique, trois explications de chacun avec soi-même ; en les faisant résonner, j’ai essayé de rendre audible l’interrogation qu’il y a au centre, là où on est aveugle et là où on cherche à voir. Ces rituels de mort sont des moments de rencontre avec soi-même, avec l’autre, dans une grande lucidité.


J.H. – Que pensez-vous du rapport de notre société avec la mort ?


F.B. – L’art et la mort ont toujours eu partie liée, depuis la tragédie grecque. La mort s’est socialisée : nous sommes dans une étape un peu floue, non pas de liquidation des rituels, mais de perte des rituels. Les cimetières des grandes villes deviennent tellement immenses que les gamins se postent à l’entrée pour gagner dix francs en portant les fleurs. Maintenant on réinvente, comme à la décharge de la Courneuve, des cimetières paysagés avec comme loi, que de n’importe quel endroit on ne voit jamais plus de deux ou trois dizaines de tombes, faisant des vagues artificielles de gazon. C’est parce que ces rituels proposés par la société ne suffisent pas, qu’ils restent en décalage avec leur fonction la plus ancestrale, que j’avais l’impression que pouvait naître un espace de représentation.


Marcel Bozonnet – Le texte de la pièce a été écrit au cours d’un travail avec les acteurs. En quoi a consisté le dispositif mis en place ?


F.B. – Pour que j’avance dans mon rapport au théâtre, il me fallait un dispositif de travail très resserré, où les acteurs soient tout le temps convoqués. Le premier texte que j’ai amené était vraiment une ébauche. Nous nous sommes vus une fois par mois pour lire, assis par terre sur le plateau. Plusieurs fois, je me suis surpris à fermer les yeux. Le paramètre de la voix est très important : comment chacun prononce et comment je peux prendre appui sur sa manière de respirer une syntaxe ou de ne pas finir une phrase pour en faire un élément de différenciation ou d’accroissement du texte. Après la lecture, ce qui me restait des acteurs, c’était par exemple une crispation, un mouvement de mains, comment la main suivait la rythmique d’une phrase ; mais je me suis aperçu que, pendant la lecture, je ne les regardais quasiment jamais dans les yeux et qu’eux non plus peut-être ne me regardaient pas. Nous avons aussi beaucoup parlé ensemble. Je me suis servi de ce qu'ils peuvent être, en parlant de leur travail, pour trouver le positionnement du personnage.


J.H. – Est ce que ce mode de travail signifie que le texte est intimement lié à ces comédiens ?


F.B. – Les comédiens se moquaient de moi quand je leur disais : j’ai l’impression de rouler en Rolls Royce ; avec eux on entend tout : la plus petite phrase, on ne peut rien se dissimuler dans le geste artistique. Quand ils se saisissent du texte, ils sont l’acteur. Chacun quitte sa peau individuelle pour se mettre dans une relation de travail. Pendant la lecture, nous n’avons plus le droit de toucher le texte. Alors la durée est implacable. Les moments de ramassement ou d’expansion apparaissent. La personnalité de chacun compte moins que de travailler ensemble sur une matière commune, en faire un atelier. Pour que l’écriture théâtrale évolue, s’augmente, gagne en densité, en qualité, il faut qu’elle reçoive le côté vivant du théâtre, qu’elle s’élabore depuis le plateau.


M.B. – Les comédiens de la Comédie-Française sont des « virtuoses sans affectation ». Ils jouent régulièrement, donc il y a une stabilité de l’interprétation, une rigueur, une simplicité qui est donnée d’entrée de jeu, qui est classique. Cela peut avoir pour un texte un effet de révélation.


J.H. – Le choix de n’avoir mis aucune ponctuation n’est-il pas étonnant par rapport à un travail sur la voix ?


F.B. – La ponctuation dans ce livre, c’est le vers, c’est la coupe. Ce travail par à-plat de langue permet de guider la rythmique des acteurs, c’est-à-dire ne pas permettre à l’intonation d’épouser la psychologie. Dans la nouvelle édition de Racine de La Pléiade, Georges Forestier a restitué la ponctuation des éditions originales. C’est une ponctuation qui n’est pas liée à la syntaxe, mais à l’intonation. De même, La Nuit juste avant les forêts de Koltès est une seule phrase : on ouvre les guillemets et soixante pages après on les ferme après trois points et la phrase ne s’est pas close. C’est un domaine très vierge de découverte.


M.B. – L’absence de ponctuation fait qu’on s’interroge sur les respirations sur les hauteurs de ton, sur le débit. Sans la ponctuation, l’interprète va chercher une solution de façon plus aiguë que si les choses étaient données d’emblée.


F.B. – Le mystère du théâtre est là : l’écriture n’est qu’un des éléments d’un dispositif pluriel. L’intervention des acteurs, de la mise en scène, des lumières n’appartient pas à l’auteur. Les traces qu’on a des discussions entre Giraudoux et Jouvet là-dessus sont admirables. Je déteste les didascalies sauf à les dire. Tous les grands auteurs sont des singuliers de ça. Les didascalies de Duras sont complètement l’écriture de Duras.


M.B. – Vous avez déjà mis en place des dispositifs de travail d’écriture de ce genre ?


F.B. – Depuis dix ans j’ai beaucoup travaillé dans le domaine des ateliers d’écriture. Avec Charles Tordjman, le metteur en scène, nous l’avons pratiqué dans son théâtre avec des RMistes de Nancy, des jeunes en réinsertion, des sans-abri. Cette expérience nous a déplacés en profondeur sur le rapport du théâtre à la matière qu’il traite, c’est-à-dire comment ce lieu dans la ville peut renvoyer vers elle les paroles qui sont importantes, comment on peut rouvrir la mission publique de ce théâtre à ces paroles que la ville tait ou occulte. Réapprendre à écouter, réapprendre cette richesse.


M.B. – Vous avez aussi un site Internet tout à fait singulier*...


F.B. – J’ai toujours eu le goût des machines et de l’informatique. J’ai l’impression que la vie numérique traverse maintenant toutes les étapes de la gestation du travail. L’écran nous isolait du monde ; maintenant, grâce à lui, on lit le journal, on trouve des sons, des images, on se promène à travers le monde. C’est un bouleversement de fond aussi important que l’imprimerie au XVIe siècle. Avec Internet, on peut toujours trouver l’aiguille dans la botte de foin. Accompagner ce mouvement est très précieux. À mon tour, de poser une question : quel est l’intérêt pour la Comédie-Française de travailler avec des auteurs contemporains ?


M.B. – Quand j’ai été nommé administrateur, j’ai eu beaucoup plus de propositions d’auteurs qui m’ont envoyé leur texte, que d’acteurs manifestant leur envie d’entrer dans la Troupe, que de metteurs en scène proposant leurs services. C’est significatif de la place que les auteurs accordent à la Comédie-Française.


Propos recueillis par Joël Huthwohl
pour le Journal n°1 de la Comédie-Française
(juillet 2002)

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