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Pourrie, une vie de princesse

+ d'infos sur le texte de Sofia Fredén traduit par Antoine Guémy
mise en scène Edouard Signolet

: Notes sur ma traduction de la pièce

par Antoine Guémy

Eugénie, jeune princesse de 9 ans, trouve que la vie « pue le cadavre », entre son frère Eugène dont l’obsession est de s’enterrer et sa soeur Désirée qui rêve de se marier avec son frère. Pour elle, une seule certitude : elle a dû être adoptée, cette famille « pourrie » ne peut pas être la sienne. Précis, rapide, et incisif, le langage des personnages version française est l’oeuvre d’Antoine Guémy. Il nous fait entrer dans son laboratoire…


Quand Edouard Signolet, le bouillant metteur en scène de la compagnie « Le Cabinet vété - rinaire », ce cher sale gosse, m’a confié la traduction de la pièce pour la jeunesse Pourrie, une vie de princesse de l’auteure suédoise Sofia Fredén, il souhaitait pouvoir travailler sur un texte qui ait un ton aussi acerbe et insolent en français que celui de l’original suédois. Cela correspondait à la vision de la pièce que nous avions, lui comme moi. Mon texte lui a plu, il a aussi plu aux comédiens qui ont tout de suite eu du plaisir à le mettre en bouche. Je crois qu’il y a eu là une vraie rencontre entre un texte et une troupe.
La plus grosse difficulté de mon travail de traduction a justement été de chercher à conserver l’insolence fondamentale et la fraîcheur du texte de Sofia Fredén. En effet, en suédois, de la même façon que tout le monde se tutoie, sans considération d’aucune différence d’âge ou de condition sociale (à une exception près, qui en l’occurrence nous concerne évidemment dans la pièce Pourrie — celle de la famille royale, pour laquelle l’étiquette continue de faire appliquer une stratégie de contournement linguistique à la troisième personne), de la même façon il n’y a en suédois quasiment pas ou plus de différence entre langue écrite et langue parlée, ce qui est loin d’être le cas en français, d’où la difficulté de rester aussi direct. Il est possible en suédois d’écrire une langue pour la jeunesse, franche et directe, qui ne soit pas « gnan-gnan », sans pour cela qu’elle soit entachée d’incorrections ou de simplifications qui seraient là « pour faire jeune ». Du coup, les destinataires ressentent cette langue comme la leur, et les problèmes évoqués comme les leurs, alors qu’il n’y a, je crois, de la part de l’auteur aucune démarche démagogique pour se mettre au niveau d’un public particulier. Sofia Fredén parle du monde de l’enfance « de l’intérieur », comme si elle y était encore, sans le trahir et sans la moindre mièvrerie.
En français, on se trouve beaucoup plus gêné aux entournures. Je prends un exemple classique des difficultés du traducteur : en français, un texte parlé doit la plupart du temps gommer le premier terme d’une négation (le « ne » de « ne…pas ») sous peine de sonner littéraire et affecté. En suédois il n’y a pas de problème à conserver la négation, sans pour autant qu’il y ait d’ambiguïté grammaticale, ni l’impression fâcheuse d’une sur-correction. Même chose pour l’utilisation du « nous » de la première personne du pluriel, carrément impossible chez nous dans une langue parlée, mais qui a tout son sens en suédois. Toutes ces choses rendent évidemment la traduction difficile.
Le système des temps et la syntaxe très conditionnée par l’accentuation orale de certains éléments, permettent ainsi en suédois beaucoup plus de souplesse d’utilisation et de plasticité, alors qu’on est souvent coincé en français par des codes grammaticaux complexes : les respecter rend la langue académique et impossible à dire, ne pas le faire la rend incorrecte sans pour cela qu’elle sonne moins faux.
La lecture du texte en suédois donne toujours une impression de simplicité, jusque là tout va bien, mais dès que l’on essaie de traduire, les choses se compliquent, surtout lorsque l’on veut garder l’aspect bref et percussif de la langue de départ. J’ai regardé par curiosité la traduction faite en allemand de la pièce : du billard ! La traductrice pouvait suivre pratiquement mot à mot et presque à cent pour cent la syntaxe du texte suédois et la rendre pratiquement sans altération, de même pour le vocabulaire, qui en suédois et en allemand a souvent des racines communes et une même plénitude du sens. Du coup, les jeux de mots et la polysémie passent sans le moindre effort.
Pour traduire en français, en revanche, il faut tout mettre sens dessus dessous, souvent avec plus de mots, et la force expressive peut s’en ressentir si l’on ne trouve pas des équivalents à l’accentuation suédoise de la phrase. Quant aux polysémies, il faut accomplir des tours de force pour arriver sans lourdeur à quelque chose d’approchant, d’autant que nous n’avons pas en français la facilité qu’a le suédois de faire des mots composés : il y a dans le texte suédois tout un jeu de mots qui s’étend sur six répliques, sur le sens de « lik », en suédois, qui peut signifier à la fois « cadavre » et « semblable, pareil ». Vous imaginez la difficulté à essayer de rendre en français ne serait-ce qu’une partie de ces sens.
Par ailleurs, le mot juste en français est souvent empreint de lourdeur : « stanken » est bref et « claque » bien, « puanteur » en français est long, lourd et d’un registre qui sonne presque déplacé. Il faut trouver autre chose : j’ai mis « l’odeur qui pue », pour garder des mots simples, courts et percussifs, qui conservent le plaisir d’une certaine obscénité infantile. Il fallait aussi faire sentir certaines différences de niveaux de langage qui néanmoins peuvent exister dans cette langue en apparence simple. Ainsi, malgré ses capacités intellectuelles présentées comme assez limitées, le prince Eugène parle un langage plus châtié, plus raide, plus BCBG que ses soeurs. Il fallait que ce fût perceptible, mais sans trop marquer cependant. D’ailleurs, c’est souvent dans les différences culturelles que réside une des principales diffi - cultés d’adaptation du texte et de compréhension par le public français. Il est évident que le prince et les princesses de la pièce sont pour les Suédois des allusions assez transparentes à la famille royale suédoise. Les noms et les prénoms dans la pièce évoquent clairement les Bernadotte et leur origine française. Les problèmes de dyslexie qui touchent certains membres de la famille régnante et qui sont évoqués à plusieurs reprises quand le petit prince écrit des lettres, sont par exemple de notoriété publique en Suède, où cet aspect des choses constitue certainement un des ressorts comiques. En France, cela ne peut guère trouver le même écho.
Certaines réalités de la vie « normale » du Suédois moyen mentionnées dans le texte de la pièce ne parlent pas de la même façon au Français : par exemple la nécessité quasi absolue d’enlever ses chaussures quand on rentre dans un intérieur post soixante-huitard, ou le chic associé à la prononciation de vocables français et à la consommation de produits de notre pays. Ainsi, j’ai dans le texte remplacé « chèvre » (prononcez « chèèèvrrr ») par « sushi » pour avoir un équivalent « bobo ». Songez aussi que la présence d’un ours n’a peut-être pas non plus tout à fait la même valeur dans un pays où — même si les enfants comme ailleurs s’endorment avec leur nounours en peluche — la chasse à l’ours est autorisée et où il arrive encore de temps en temps que ce ne soit pas le chasseur qui l’emporte.
Enfin, je voudrais souligner qu’un des aspects forts de la langue de Sofia Fredén, à mon avis, c’est son rythme, physique, saccadé, du tac au tac, souvent proche de la mélopée d’un slameur. Il s’agissait pour moi de tâcher le plus possible d’en rendre compte dans la langue française qui pourtant est plus molle, plus catholiquement onctueuse et fabriquée, et qui avant toute chose répugne au heurt, au hiatus. Pour cela j’ai donc essayé de trouver en moimême, pour le mettre dans la bouche des comédiens, ce rapport de la langue au corps et à l’espace, qui la rend vivante et incarnée sur scène.


  • Antoine Guémy est traducteur et Maître de conférences en langues et littératures scandinaves à l'Université Lille III. Il a traduit Franz Xaver Kroetz, et a travaillé à divers projets dramaturgiques avec le metteur en scène Dominique Pitoiset.

Antoine Guémy

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