: Note d’intention
PAr Céleste Germe
L’INVENTION D’UNE DRAMATURGIE MULTIMÉDIA POUR SAISIR UNE RÉALITÉ PLURIELLE
Notre projet sur Poings est marqué par trois mouvements simultanés : celui de plonger le public dans l’épaisseur de la fiction, celui de laisser apparaître l’inventivité formelle et structurelle du texte qui interroge le trauma et les dissociations intimes qu’une déflagration tel qu’un viol conjugal peut provoquer chez celle qui le subit, et enfin, celui de produire une œuvre sensible où la construction d’un langage plastique et la dimension perceptive non-verbale est fondamentale. Ainsi Poings, du fait de son écriture d’une part, de l’écriture scénique de Das Plateau d’autre part et du sujet lui-même en fin, suppose la conception de dispositifs scéniques complexes, pluridisciplinaires et multimédias.
UN DISPOSITIF LITTÉRAIRE
En effet, si l’on observe l’écriture du texte elle-même, la simultanéité des différentes voix qui doivent être portées par un même acteur, rend tout d’abord impossible de le mettre en scène « immédiatement », c’est-à-dire, « sans média ». On ne peut même pas en faire la lecture à voix haute ! Par ailleurs, la recherche formelle que l’autrice entreprend, la manière dont le texte est agencé dans la page, exprime précisément ce qui ne peut pas se dire avec des mots, ce qui échappe au langage. La structure, dans Poings, est comme une « super- œuvre » silencieuse, qui vient se superposer aux mots, une organisation muette de ce qui va être dit, un second langage (ou est-ce plutôt le premier ?), qui vient exprimer la violence du viol, le trauma, la dissociation intime, la perte de soi, la résilience. Chez Pauline Peyrade, ce ne sont pas seulement les mots qui transmettent la déflagration intime que le viol produit mais également leur disposition, y compris visuelle, dans la page. Cette organisation est une partition qui agit comme un dispositif et qui appelle des résolutions spécifiques au plateau. En ce qui nous concerne, la création d’autres dispositifs : un dispositif sonore d’une part, un dispositif visuel d’autre part.
UNE ÉCRITURE SCÉNIQUE QUI MET EN JEU DIFFÉRENTS TYPES DE PERCEPTION
Notre écriture scénique est traversée par l’idée que
la représentation descriptive de l’environnement
et des êtres a la même importance au plateau que
la représentation de la réalité mentale, perceptive,
subjective. Que ces réalités cohabitent et que la scène
doit être ce lieu dans lequel toutes ces réalités peuvent
apparaître pleinement.
Qui n’a jamais fait l’expérience de se réveiller habité
par son rêve ? Demandé conseil à un proche décédé ?
Nous vivons tous avec nos projections oniriques et
nos fantômes, mais ces réalités psychiques sont si
peu formulées, qu’il s’agit, avec Poings, de les laisser
s’exprimer, de laisser ces distorsions de la réalité, à
la fois violentes et communes, apparaître pleinement.
Chercher à faire cohabiter au plateau ces différentes
réalités, plus ou moins objectives, plus ou moins
psychiques, implique une recherche poussée sur
notre capacité à modifier en live la perception visuelle
et auditive du spectateur. Les dispositifs sonores et
visuels ont précisément cet objectif.
LE TRAUMA OU L’EXPÉRIENCE DE LA DISSOCIATION DE SOI ET DE LA MÉTAMORPHOSE DE LA RÉALITÉ
La représentation au plateau du viol en tant que trauma, c’est-à-dire en tant qu’expérience perceptive et là encore, c’est notre dispositif visuel (qui permet de modifier la réalité observée) et notre dispositif sonore (qui dissocie, démultiplie les voix) qui ont en charge de rendre perceptible la force et le trouble de cette expérience. Ainsi, notre projet sur Poings, qui se situe entre la littérature, les arts plastiques, visuels et sonores, les arts de l’image et le théâtre, au croisement de l’innovation numérique et de la remise en jeu des techniques de scènes historiques, propose une dramaturgie plurielle et une écriture multimédia transdisciplinaire.
DEUX PERSONNAGES, TROIS INSTANCES DE PAROLE
Poings est écrit pour deux interprètes – un homme
et une femme – mais le rôle féminin est décomposé
en deux instances de parole autonomes : Moi
et Toi. Ces deux voix, qui agissent comme une
voix intérieure et une voix communicationnelle,
dialoguent ensemble et avec le personnage
masculin, LUI. Il y a donc, d’emblée, un premier
dédoublement de la figure féminine qui va organiser
le dialogue non seulement entre deux personnages
mais également entre ce qui se dit et ce qui se tait, entre
ce qui se qui se pense et ce qui s’exprime, entre ce qui
accède au monde et ce qui se maintient dans l’ombre du silence. Nous savons que les très grandes violences,
par leur caractère impensable, peuvent provoquer ce
que l’on appelle la dissociation traumatique, une forme
de paralysie émotionnelle permettant à la personne de
survivre à un stress extrême. C’est précisément cette
paralysie, cette déconnexion de la victime avec ses
perceptions sensorielles, algiques, et émotionnelles,
cette anesthésie émotionnelle qui est ici exprimée.
Dès lors, cette dualité entre Toi et Moi induit une
question plus large sur la notion d’énonciation –
question théâtrale s’il en est : qui de moi te parle quand
je te parle ? À quel point suis-je dans ce que je dis ? Ou à
l’inverse : jusqu’à quel point puis-je m’absenter quand je
te parle ? De combien de strates, de quelle épaisseur,
notre surface en contact avec le monde est-elle séparée
de notre intériorité la plus profonde ? Quel écart entre la
pensée et la parole ? Laquelle précède l’autre ? Laquelle
procède de l’autre ?
Tout au long de la pièce ces deux voix (disons : la pensée
et la parole) se rapprochent ou s’éloignent, s’opposent
parfois, se réunissent finalement et expriment, de
manière à la fois intense et concrète, l’impossibilité de
se défaire de la mainmise de cet homme, la violence
du contrôle qu’il exerce, la tentative d’anéantissement.
Jusqu’au ressaisissement final, dans le dernier tableau
qui est celui de de la libération, quand la femme parvient
à fuir, et qui voit ces deux instances Moi et Toi, parvenir
à ne parler que d’une seule voix.
La dramaturgie de la voix est centrale dans le texte de
Pauline Peyrade et exprime l’unité ou la dissociation du
sujet. C’est donc précisément cette question que nous
souhaitons articuler sur scène en élaborant un dispositif
sonore qui permette de démultiplier en direct la voix de
l’acteur, la diffracter en un spectre de subjectivités,
plus ou moins large jusqu’à aboutir à la fin du spectacle,
à la renaissance de la voix nue, signe de la réunification
de l’être.
DE LA PENSÉE À LA PAROLE . LE THÉÂTRE COMME LIEU DE MANIFESTATION DU SILENCE ET DE
L’INAUDIBLE
Poser d’emblée, comme le fait Poings, la question de la
relation entre la parole et la pensée est un magnifique
enjeu théâtral. Exprimer ce qui se tait, ce qui se cache,
exposer ce qui précisément n’accède pas au langage a
toujours été au cœur de notre travail scénique.
Avec Poings, Pauline Peyrade écrit le choc et la
dispersion de l’être, le trauma et la résilience. Par les
dispositifs littéraires qu’elle met en place, elle laisse
apparaître, avec le même degré de réalité, l’audible
et l’inaudible, l’avouable comme l’innavouable.
Ainsi, la singulière division Toi et Moi, du personnage
féminin induit bien plus que deux instances de parole,
deux voix, mais tout un échelonnement du degré de
présence, tout un spectre de voix, qu’il s’agit de rendre
perceptibles sur scène afin que toutes ces dissociations,
toutes ces absences, ces infinités de type de présences
de soi et de l’autre apparaissent dans leur éclat sonore
singulier.
ÉCRIRE LE TRAUMA
La quatrième partie de Poings, intitulée Points, est
emblématique de la relation que propose l’autrice entre
forme littéraire et réalité scénique, entre structure
narrative et présence plastique, perceptive et sensible,
proprement théâtrale. Ce tableau, qui aboutira à la fuite
salvatrice de la femme, est l’expression d’une explosion
extrême de l’individu à l’intérieur duquel crépite et
tourbillonne l’ensemble des mots qui ont construit la
relation pathologique dont il va falloir se défaire. Il s’agit
des phrases qui ont été prononcées mais aussi, comme
nous l’avons vu, des pensées secrètes, des idées tues.
Il s’agit aussi, dans une sorte de big-bang théâtral, des
mots qui reviennent du passé et de ceux qui arriveront
dans le futur. Ce véritable chaos, mis en page sous la
forme de colonnes rythmiques au tempo plus ou moins
rapide, avec un système de renvoi à la ligne de plus en
plus invasif, crée une organisation impressionnante
dans laquelle cet ensemble de voix fonctionne à la
fois de manière coordonnée et syncopée, simultanée
et arythmique. Et qu’il faut, par notre travail sur la
dissociation des voix faire entendre.
La complexité de la lecture, sans arrêt interrompue,
sans arrêt déroutée, distraite, passant aléatoirement du
passé au présent au futur, du souvenir à la projection,
fait ressentir puissamment le trouble identitaire violent
de cette femme dont la dislocation du langage est le
signe et qu’il s’agit, en tant que tel, de mettre en scène
d’un point de vue sonore.
ÉCRIRE LA VIOLENCE DU VIOL
D’une toute autre manière, la seconde partie du texte, intitulée « Nord » – qui est le récit, à la première personne et au présent, du viol lui-même– parvient à mettre en œuvre, par son écriture et le travail sur la voix qu’elle propose, des présents de qualités différentes, interrogeant là encore une spécificité théâtrale fondamentale : la capacité du théâtre à modifier la texture du présent partagé.
TRAÜM ET TRAUMA - LA SCÈNE COMME THÉÂTRE DES APPARITIONS
La question du dispositif scénique est fondamentale
dans le travail de Das Plateau. Entre l’installation
plastique et la scénographie de théâtre, nous cherchons
à concevoir des espaces à la fois unitaires et complexes
dont la présence spatiale, architectonique s’impose
dans la beauté de sa matérialité, comme un champ
ouvert de projections, de réflexions, d’interprétations.
Construite en cinq tableaux, la pièce juxtapose les
lieux et les dispositifs formels. Il y a quelque chose de
cubiste dans cette construction qui semble tourner
autour de son sujet pour en faire percevoir, parties
après parties, transformations après transformations,
l’ensemble de ses implications. Le dispositif scénique
doit permettre cette relation singulière entre continuité
et discontinuité. Continuité des voix, de la fiction, de la
narration / discontinuité formelles, discontinuités des
lieux qui sont propres à chaque partie.
Si Pauline Peyrade écrit le choc et le trauma, la
dispersion de l’être, ses schizes, il s’agit avant tout
de laisser apparaître une multitude de statuts de la
réalité. De faire du théâtre ce lieu extraordinaire de
surgissement, d’apparition et de redistribution dans le
monde des rêves et des fantômes, des replis de l’esprit
et des mystères de la psyché. Autant de réalités avec
lesquelles nous vivons tous mais qui sont habituellement
parfaitement distinguées des réalités visibles, audibles,
palpables. Faire que toutes ces distorsions de la réalité
à la fois violentes et communes, banales presque,
mais si peu formulées, puissent faire, par l’articulation
du jeu, de la composition musicale et sonore, et de
notre dispositif plastique et visuel, un véritable objet
théâtral. Nous cherchons à ce que ce dispositif fasse
de la scène ce lieu du silence et de l’invisible, des voix
et des visions, du mirage et de la clairvoyance, du
surgissement, de l’évocation. Ce lieu où l’on voit ce qui
se vit, et pas seulement ce qui se raconte, ce lieu où
l’on voit la violence tapie, ce lieu, en fin, où l’agression
apparaît dans sa véritable violence, dénudée, laide,
insoutenable.
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