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Penthésilée

+ d'infos sur l'adaptation de Sylvain Maurice ,
mise en scène Sylvain Maurice

: Entretien avec Sylvain Maurice

Que raconte Penthésilée ?


Sylvain Maurice : la pièce Penthésilée est « une page arrachée à l’Illiade ». elle évoque un épisode qui aurait pu faire partie du récit d’Homère, puisqu’il se déroule au moment où les Grecs font le siège de troie. ceux-ci voient surgir des guerrières qui s’interposent de façon inattendue pour prendre part au combat qui les oppose aux troyens. Dans la version traditionnelle du mythe, Penthésilée, reine des amazones, affronte le guerrier grec Achille. elle suc-combe sous ses coups, tandis qu’il tombe amoureux d’elle. Heinrich von Kleist s’intéresse, lui, à la passion entre les deux amants et à la personnalité immensément complexe de Penthésilée, dont il fait une figure confrontée à un écheveau de problématiques. il impose sa propre vision de mythe, en accentue la dimension passionnelle et en transforme le dé-nouement. il écrit sa pièce en 1808. c’est une œuvre composite, qui emprunte donc à la mythologie grecque, tout en affirmant l’identité du théâtre romantique allemand à travers une construction formelle très libre et la mise en scène de personnages aux prises avec des pulsions qui les dépassent. ce sont des êtres déchirés entre un devoir de fidélité aux valeurs qui leur ont été inculquées – par leur culture, leur famille, leur clan – et le désir de suivre leurs propres élans et impulsions. On retrouve un clivage intérieur semblable chez le héros du Prince de Hombourg – autre œuvre majeure de Kleist – qui pourrait être considéré, à certains égards, comme l’équivalent masculin de Penthésilée.


Comment s’explique ce clivage si puissant chez Penthésilée ?


Il lui vient d’un lourd héritage qui pèse sur elle et qui est lié à ses origines. Penthésilée est issue d’un peuple dont les hommes ont été exterminés par l’armée du roi des Éthiopiens, Vexoris. en guise de révolte, les survivantes ont tué leurs oppresseurs en une seule nuit, à l’aide d’armes qu’elles ont fabriquées en faisant fondre leurs bijoux. Sous l’impulsion de leur reine Tanaïs, elles ont ensuite affirmé leur volonté de rester libres, en constituant un peuple entièrement féminin capable d’assurer sa défense lui-même et de ne jamais plus dépendre de la « domination masculine ». la proclamation « officielle » des amazones a lieu le jour où, en réponse à une voix qui s’élève dans la foule pour contester la capacité des femmes à devenir des guerrières à part entière, Tanaïs s’arrache un sein.
Elle prouve ainsi à l’assemblée de ses paires qu’une femme peut manier l’arc aussi efficacement qu’un homme, certaines qualités supposées n’étant pas exclusivement masculines. les amazones vont désormais vivre de façon singulière. elles ne rencontrent les hommes qu’à des fins de reproduction, les chassant et les relâchant aussitôt après s’être accouplé à eux. cette loi est très stricte et Penthésilée, lors-qu’elle est couronnée reine, en est tributaire. Si elle doit conquérir un homme, cela ne peut ainsi se faire que sur le champ de bataille, en le vainquant par les armes.
Or, Penthésilée a reçu de sa mère mourante, Otrère, l’ordre de s’unir à Achille pour assurer sa descendance. Aussi lorsqu’elle le rencontre et tombe amoureuse de lui, elle se retrouve face à un paradoxe et une impossibilité.
Elle est à la fois sous l’emprise d’une passion qu’elle ne peut pas dominer, et soumise à une injonction lui interdisant d’être prisonnière, à la merci de l’amour. cette contradiction profonde fait de Penthésilée un personnage tragique, tout comme Phèdre ou Médée.


De quelle manière le drame éclate-t-il dans la version de Kleist ?


Au début de la pièce, les enjeux de Penthésilée ne nous sont pas connus. les Grecs voient surgir les amazones sans savoir qui elles sont, ni même si elles combattent avec ou contre eux. On comprend simplement qu’Achille est sous le charme de cette femme, dont la force et la beauté supplantent celles des autres guerrières. il la domine par les armes, mais ne la tue pas contrairement à la version traditionnelle de l’histoire.
Alors qu’elle s’éveille inconsciente à ses pieds, Achille lui fait croire qu’il est son prisonnier. lorsqu’elle découvre qu’elle a été en réalité vaincue, mais aussi manipulée car on lui a menti, elle entre en fureur.
Cette scène, qui occupe la partie centrale de la pièce, constitue un point de rupture. Penthésilée bascule et déploie dès lors une violence inouïe contre son amant. Elle déchaîne une meute d’animaux sauvages qui se lancent à sa poursuite, et finit par le mettre en pièces de ses propres mains.
On retrouve chez Kleist les motifs de bestialité ou de dévoration présents chez Euripide, lorsque les Bacchantes démembrent Penthée, roi de Thèbes, ou lorsque actéon se fait dévorer par ses chiens après avoir été transformé en cerf par la déesse Artémis.


Quels sont les choix qui vont guider votre version scénique ?


la représentation des drames de la période romantique est souvent hautement problématique, compte tenu du nombre de personnages en situation, de l’invraisemblance des péripéties et d’une construction narrative très libre ! les auteurs français, comme Musset et Hugo, ou allemands comme Kleist ne se soucient pas principalement de la représentation au moment d’écrire leur pièce. Mon travail a consisté à resserrer, opérer des choix. Ce qui m’intéressait dans cette version scénique, c’est de faire le portrait d’une femme, sous la forme d’un monodrame.
L’adaptation du texte a donc consisté à concentrer l’action autour du personnage central et des scènes principales. ce qui a permis également de gagner en simplicité et en clarté. au plateau, Agnès Sourdillon occupera tous les plans de la représentation, à la fois conteuse et personnage, narratrice et figure. c’est un mode de travail autour de la narration et du monologue que l’on retrouve dans certaines de mes précédentes mises en scène, telles qu’Œdipe de Sénèque, ou Réparer les vivants d’après Maylis de Kerangal.
Agnès Sourdillon sera une sorte de rhapsode ou d’aède, comme on en trouve aux origines du théâtre grec, mais au fur et à mesure de la représentation elle deviendra Penthésilée. Ce déplacement, du récit à l’incarnation, constitue le projet du spectacle. La comédienne sera d’abord la narratrice omnisciente – qui tire tous les fils du récit en jouant différents personnages, passant d’une manière presque naïve d’une figure à l’autre –, avant de devenir progressivement un personnage unique qu’elle investira psychologiquement. en ce sens, la version scénique et le pro-jet dramaturgique se nourrissent et s’enrichissent mutuellement.


Quels sont les rôles octroyés à la musique et au chant dans votre projet ?


La musique et le chant vont structurer la fable. la présence de quatre chanteuses au plateau est une analogie au chœur antique grec. Mais elle offrira surtout un supplément d’incarnation de Penthésilée, comme autant de doubles ou d’autres figures possibles de l’héroïne. Pour créer la musique originale, j’ai fait appel à Dayan Korolic qui est bassiste et compositeur, et m’accompagne depuis des années sur mes spectacles. Pour Penthésilée, il a arrangé ses compositions pour constituer un matériau sonore à partir duquel s’improvise le travail avec les chanteuses. Celui-ci est construit autour de quatre thèmes principaux, qui rejoignent les grandes couleurs de la pièce : la guerre, la Fête des roses – rituel ancestral célébrant l’union des amazones et de leurs captifs –, la folie et enfin la fureur de Penthésilée.
Les parties chantées comporteront peu de paroles, même si l’on entendra un peu d’anglais et de langues africaine et indienne. L'idée est d’incarner vocalement les situations avec des mots, mais de faire en sorte que ceux-ci soient peu compréhensibles, parfois forgés à partir d’assemblages, voire complètement imaginaires, afin de ne pas ajouter « du sens au sens ».


Pourquoi avoir choisi des chanteuses porteuses de cultures musicales différentes ?


Je souhaitais que le casting de ce chœur traduise la dimension universelle présente dans le récit. l’histoire se déroule en effet aux abords des murs de Troie – donc dans la turquie actuelle –, le roi Vexoris vient d’Éthiopie et les amazones sont originaires du caucase.
Je souhaitais aussi que ces quatre chanteuses reflètent cette diversité culturelle, tout en évoluant dans le style des musiques actuelles. Raphaëlle Brochet, qui sera cheffe de chœur, a un répertoire très varié qui prend sa source dans la musique tradition-nelle indienne. Julieta est « beatboxeuse » et chanteuse. c’est la cadette du groupe et elle est lauréate du championnat national de beatbox. Du haut de ses 22 ans, elle fait sourdre de son corps des sonorités groove et des bruitages électroniques stupéfiants. Ophélie Joh est une chanteuse soul de 26 ans d’origine martiniquaise, dont le style est nourri par les influences de Nina Simone et des grandes voix de la tradition afro-américaine. enfin, Janice in the noise pratique une musique urbaine aux frontières du trip-hop, entre pop et électro.
Aux côtés de Dayan Korolic, un second instrumentiste jouera également en direct, lui aussi beatboxeur. On aura donc une section rythmique composée de deux « batteries ».


De quelle manière cette pièce se fait-elle écho à notre monde contemporain ?


Je pense qu’elle nous interroge sur le « vivre ensemble », à une période où les valeurs universelles qui devraient nous relier sont fragilisées. le destin des amazones nous montre comment un groupe, mu par un désir de liberté ô combien légitime, peut paradoxalement se retrouver enfermé, contraint à se ressourcer au sein de ses propres valeurs au risque d’être menacé de dissolution.
Penthésilée parle du désir féminin, et c’est aussi une pièce qui questionne la manière dont se construisent les conditions d’une émancipation. Dans le sillage de la philosophie existentialiste et des travaux de Simone de Beauvoir, ces questions sont toujours actuelles.


Penthésilée est aussi pour vous l’occasion de recréer une mise en scène pour un grand plateau de théâtre.


J’avais envie de raconter cette fable dans un dépouillement, renvoyant à l’universalité, à l’archaïsme presque, du récit. Je voulais travailler dans un grand espace, très simple et presque vide. À la manière d’un plateau de danse, cet espace sera complète-ment blanc, porteur d’une dimension sacrée. Sa clarté, à la limite de la surexposition, permettra de faire exister la part obscure, voire morbide des personnages... leurs ombres étant en quelque sorte projetées en eux-mêmes, intériorisées. Dans ce décor, auquel s’intégrera un dispositif vidéo discret, je voudrais déployer une narration presque objective, sans psychologisation ni expressionnisme.
Dans une grande épure, il s’agira de raconter plutôt que de montrer et de faire confiance au récit et à l’actrice qui le porte, plutôt qu’à des effets de mise en scène.


  • Propos recueillis en mars 2019
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