: Entretien avec Laëtitia Guédon
Entretien réalisé par Marion Guilloux
Penthésilé.e.s est un texte commandé à Marie Dilasser. Pouvez-vous revenir sur vos intentions de travail et la genèse de votre pièce ?
Laëtitia Guédon : En 2018, à l’occasion des « Intrépides », événement organisé par la SACD, je me suis essayée à
mettre en espace des textes d’écrivaines contemporaines et j’ai découvert l’âpreté et la finesse de l’écriture poétique
de Marie Dilasser. Puis, suite à ma collaboration avec l’auteur Kevin Keiss autour des Troyennes – Les morts se
moquent des beaux enterrements d’après Euripide, j’ai eu l’envie de revenir à la tragédie antique. Tout naturellement,
j’ai pensé à Marie. Nous avons commencé à réfléchir à une première contrainte de style : s’essayer à une écriture
à la fois poétique et dégenrée. L’une de nos inspirations est à la manière du travail de Monique Wittig dans
Les Guérillères...
Il s’agissait aussi d’une recherche autour de la réinvention d’une langue sans savoir comment
j’allais faire parler le peuple des Amazones qui a exclu le masculin. L’important également était de me détacher
de l’argument du Penthésilée de Heinrich von Kleist : l’effondrement du féminin face à l’amour. Le dilemme de son
héroïne m’apparaissait comme une pensée datée qui diminue sa puissance féminine et sa capacité à se positionner.
Or ce qui m’intéresse dans cette figure combattante est qu’elle est l’un des rares personnages féminins mis à
l’honneur pendant la guerre de Troie, même si historiquement, il n’en reste que des vestiges pouvant mettre en
doute jusqu’à son existence. A-t-elle seulement pris part à cette guerre ? Si oui, qui était-elle ? Ce mystère permet
une incroyable liberté dans l’écriture et la mise en scène.
Au plateau, il n’y a pas une, mais trois Penthésilée. Pourquoi cette tripartition ?
Je souhaitais questionner les liens que les femmes entretiennent avec le pouvoir et la puissance. Penthésilée n’est
pas une femme, mais plusieurs. Parce qu’elle accède à différents niveaux d’elle-même, elle se métamorphose et son
corps se transforme. Mais ce ne sont que les facettes d’un même prisme. Son rapport à la violence – les Amazones
était une tribu guerrière – peut se lire dans son rapport au monde, un rapport bien souvent empêché : violence contre
soi, violence pour s’imposer, violence reçue...
Aussi, lorsque la comédienne Marie-Pascale Dubé arrive au plateau,
elle est cette première Penthésilée qui s’oppose à Achille. L’idée n’est pas de confronter l’homme à la femme,
mais de mettre face à face deux figures dissidentes de la guerre de Troie. C’est la rencontre de deux électrons libres
et en même temps de deux âmes sœurs qui se battront seulement avec la voix. C’est un combat sonore qui prend
le relais sur l’indicible, sur l’incompréhension entre ces deux êtres. Je souhaitais faire exister ces deux puissances
vocales qui viennent transcender toute parole. À l’issue de ce combat, Penthésilée meurt. Nous ne saurons pas
si c’est Achille qui la met à terre ou si c’est elle qui abdique, se suicide à force de « n’en plus pouvoir ».
La figure
qu’incarne Lorry Hardel semblerait être la Penthésilée que l’on imagine. Elle réinterprète le mythe, avoue qui elle
est vraiment face à Achille. En se révélant, dans l’espace mystérieux du hammam, elle se transcende et devient
progressivement « une autre elle-même ». Enfin, souhaitant une figure hybride composée de l’animalité et de la
masculinité de Penthésilée, je me suis rapprochée de Seydou Boro, danseur burkinabé, qui a beaucoup travaillé sur
la physicalité du cheval. Avec lui, le corps change, on atteint un autre niveau de conscience et Penthésilée devient
cette forme femme, homme, mais aussi animal. Cette incarnation me fait penser aux transformations physiques que
l’on peut voir chez certaines femmes politiques qui, en devenant puissantes, se masculinisent peu à peu. Comme si
leurs corps devaient payer le fardeau de cette autonomie. Ainsi avec ces trois expressions possibles de Penthésilée,
j’offre une interprétation plus oblique du personnage. Elle n’est pas une figure éternelle.
Le plateau est-il lui aussi le lieu d’une métamorphose ?
Symboliquement parlant, oui. Je souhaitais faire un spectacle dont les parties, à l’image de portes ou de sas,
invitent à différentes compréhensions. Le spectateur peut, de manière imagée, passer du champ de bataille d’une
ville dévastée au hammam qui est l’endroit du secret et de la révélation féminine. Un chœur d’Amazones, issu
d’une formation lyrique, entraîne alors Penthésilée loin de ce monde pour l’emmener vers l’au-delà. Sera aussi
présente une succession de portraits de jeunes femmes et hommes que j’ai eu l’occasion de rencontrer lors de
mon travail sur les territoires de la création et que je considère comme des Penthésilé·e·s d’aujourd’hui. Un dernier
espace de conscience, vierge de tout passif. Parler de la Guerre de Troie en 2020, c’est aussi raconter l’esprit de
surenchère de notre société. C’est aussi en creux l’éternel conflit de l’Orient et l’Occident, la séparation et la mort
des représentations.
Les multiples interprétations se recoupent et font l’histoire.
Pourriez-vous revenir sur votre expression « les Amazones d’aujourd’hui » ?
Toute femme est une Amazone par essence ! Ce qui pose problème dans la société, c’est qu’une femme qui réussit
est multiple et unique. Elle sait concilier beaucoup d’aspects de sa vie de manière affirmée. Elle n’est pas fragile,
elle sait se prendre en main. Cette question de l’indépendance est très forte chez les Amazones : elles créent leurs
lois, leur code militaire, mais aussi leur violence. C’est peut-être pour cela qu’elles sont tant passées sous silence
dans l’histoire. Ce sont des femmes qui assument entièrement leur autonomie. Aux Antilles, certaines femmes
sont appelées potomitan qui est un terme pour décrire une femme-totem, une femme comme axe du monde,
centre du foyer, autour duquel tout s’organise et s’appuie. Si elle est révérée, elle effraie aussi. Elle devient un
monstre pour l’homme. La question de l’indépendance est véritablement centrale parce qu’elle soulève la notion
du sacrifice. Au nom de quoi ou de qui est-il encore légitime de sacrifier sa vie, de se mettre entre parenthèses
quand le champ de ce que nous avons à accomplir est si vaste ? Il me semble que c’est un héritage très lourd que
les femmes tentent de dépasser aujourd’hui. Je m’efforce de croire à la possibilité de propositions d’avenir et notre
réécriture de Penthésilée appelle cela. Cette femme paie le prix de son indépendance et de sa puissance, elle
se transforme physiquement, elle assume sa radicalité et ses désirs. Il y a de la complexité dans cette entièreté
féminine. Je ne cherche pas à ce que le public soit constamment en empathie avec elle.
Cela fait partie de l’identité
de cette femme. Elle peut aussi avoir un aspect révoltant, et c’est tant mieux. Avec Marie Dilasser, nous tentons
d’écrire un oratorio-manifeste et poser la question d’une possible réconciliation.
- Entretien réalisé par Marion Guilloux le 21 décembre 2019
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