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Paysages de nos larmes

+ d'infos sur le texte de Matéi Visniec
mise en scène Éric Deniaud

: Note d'intention

A vivre au Proche-Orient une bonne partie de l'année, Job se rappelle à moi fréquemment. Celui qui sur son tas de cendres maudit le jour de sa naissance.
Celui qui n'espère plus rien, mais qui ne renie rien. Il sera mon fil conducteur dans l'écriture d'un poème visuel. Je pense une dramaturgie visuelle comme on travaille une écriture poétique. Il s'agira d'une histoire, mais dont le sens nous échappe parfois, parce que c'est comme ça dans la vie, les choses nous échappent et nous ne les contrôlons plus Au Proche-Orient, nous ne contrôlons plus rien.
J'ai demandé à Matei Visniec d'écrire un monologue pour un Job.
Il écrit un Job qui, envers et contre tout, continue de croire que "L'homme est un vrai miracle sur terre". Il propose un texte qui résonne avec le chaos dans lequel nous sommes plongés en Orient.
Job serait, dans les textes bibliques, le seul "personnage", une figure qu'on a imaginée pour dire quelque chose de notre humanité à l’Humanité. Sa place au théâtre a donc d'autant plus de sens à mes yeux.


Il existe une région au Nord du Liban qu'on appelle le Jourd.
II y règne un silence profond auquel on n'est plus habitué à Beyrouth. II y pousse des genévriers dont la plupart sont centenaires. Certains ont entre deux et quatre mille ans. Ils sont là, au coeur d'une des régions les plus bouleversées du monde, à 15 kilomètres de la frontière Syrienne. Et ils se taisent, se moquant du vacarme qui règne en bas, des générations qui trépassent, des réfugiés qui s'entassent, des hommes qui s'entrainent au tir dans leurs vallées. Ils poussent en silence, avec une extrême lenteur.


Je travaille depuis quelques mois à la réalisation de rouleaux à l'encre. Je m'inspire de la technique des makemono au japon. Je crée des paysages abstraits. Je les vois apparaitre sur le papier. Ils font de plus en plus écho à cette nature aride, le Jourd. "Jourd" en arabe veut dire lisse, sans plante ni rien qui y pousse. Parmi ses dérivés: un coeur " ajrad" sans malice ni tricherie , le verbe "jarrada" veut dire déposséder et "jarrado": " il l'a depossédé de...", les sauterelles s'appellent en arabe "jarad", la terre devient " jardaa" après leur passage, c'est à dire dévastée.
Le Jourd, cette terre "dépossédée" devient pour moi une allégorie du coeur de Job et ces rouleaux d'encre qui défileront sur scène, ses paysages intérieurs. Je ne souhaite pas i1lustrer à travers ce poème visuel les paroles de Job. Les figures et les tableaux qui apparaitront dans ce spectacle seront en résonance avec ses paroles.


Je ne vis pas dans le silence du Jourd mais à Beyrouth, dans la fureur des travaux et des embouteillages. J'ai trouve un placard, au milieu des restes d'un immeuble qu'on venait de détruire en bas de chez moi. A-t-il appartenu a différentes générations d'une même famille, ou a différentes familles qui ont habité successivement le même appartement? Quel âge a le bois de ce placard? L'a-t-on fabriqué a partir d'un autre meuble? Le bois de ce placard se souvient-i1 du temps ou il plongeait ses racines en terre pour s'y abreuver? Se souvient-t-il mieux du gamin qui s'adossait à son tronc pour veiller son troupeau que du petit garçon terrifié qu'on a caché entre ses planches? Qu'est-ce qui rassurera le plus l'enfant: les planches droites et opaques du placard, ou l' intuition que ce bois, avant d'être placard, était un arbre séculaire au creux d'une vallée profonde? Le placard tient une place prépondérante dans cette création, c'est un castelet. C'est le lieu de la mémoire et des peurs cachées. C’est le tas de cendre du Job biblique. II se peut qu'un village ou une armée en surgissent, un groupe d'hommes et de femmes en fuite, ou qu'on vienne y cacher un enfant, qui grandit chaque fois qu'on ouvre ses battants, jusqu'à devenir le vieux Job. II se peut qu'il s'effondre sous la détresse de Job, qui cherchera à le reconstruire inlassablement comme on recolle les morceaux d'un souvenir obscur. Il se peut que ce placard prenne racine et que lui repoussent des branche, par miracle, à force d’espérance...

Éric Deniaud

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