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Ödipus der Tyrann

mise en scène Roméo Castellucci

: Entretien avec Roméo Castellucci

Propos recueillis par Jean-Louis Perrier pour le Festival d'Automne

Quelle urgence vous conduit à reprendre Orestea (una commedia organica ?), exactement vingt ans après sa création ?


Romeo Castellucci : C’est à travers L’Orestie que j’ai rencontré pour la première fois la discipline de la tragédie grecque et je me suis rendu compte que j’étais resté très proche de cette forme esthétique. J’ai pensé qu’il demeurait une tension suffisante dans ce spectacle et qu’il serait intéressant de le donner dans sa capsule temporelle, comme une pierre qui retomberait vingt ans après. Garder exactement la même chose est une forme d’expérimentation pour moi. Aujourd’hui, j’aborderais autrement Agamemnon par exemple. Mais je vais garder l’idée de l’époque, avec Loris, l’acteur trisomique. C’est devenu une pratique commune d’engager des handicapés, mais il y a vingt ans, l’esprit était autre. Il n’y avait aucune éthique dans notre choix, c’était un choix barbare. Mais je vois bien qu’aujourd’hui cela a une autre tonalité et qu’on peut lire les mêmes images d’une autre façon.


Qu’en sera-t-il du travail sur les corps ? Clytemnestre était énorme, Oreste et Pylade extrêmement maigres, vous travailliez sur les limites.


Romeo Castellucci : Je veux garder la même esthétique. J’avais suivi une voie littérale. Clytemnestre, au niveau étymologique, signifie “la grande dame”. Et ce sera effectivement une dame énorme parce qu’il est question de poids, de gravité, de la possession du plateau selon un principe féminin.


Peut-on esquisser un parallèle entre le travail fait par Hölderlin sur Sophocle et celui que vous avez fait sur Eschyle ?


Romeo Castellucci : Hölderlin ne découvre pas la Grèce, il est la Grèce. Son travail monumental sur le langage n’a pas été compris à son époque. Il a été ridiculisé par Goethe et Schiller, qui lisaient Ödipus der Tyrann en se moquant. A travers sa traduction, il a restitué à la tragédie son côté barbare, aorgique – un néologisme de Hölderlin – qui veut dire l’organique, le chaos, et fait naître beauté du chaos. Une image de l’aorgique, est dans l’élan simultané vers la vie et la mort d’Empédocle quand il se jette dans le volcan. C’est l’indistinct primordial, le versant oriental de la philosophie grecque. Après Winckelmann on a essayé de nettoyer la pensée grecque en enfouissant sa partie la plus sauvage, celle qui est ancrée dans les mystères, son côté pré-linguistique, féminin.


Vous évoquiez votre propre côté “barbare” lorsque vous travailliez sur L’Orestie.


Romeo Castellucci : A l’époque j’étudiais l’oeuvre de Backhofen. Il s’est concentré sur L’Orestie, parce que cette pièce représente le passage entre le matriarcat et le patriarcat. Le pire des crimes alors, le plus absolu, était le matricide. Pour un matricide, l’entrée dans les mystères d’Eleusis était totalement interdite, dans la mesure où il n’existait aucun pardon de ce crime, parce qu’il était un crime contre la Terre. Mais, malgré des votes également répartis, Oreste est sauvé par le tribunal de l’Aréopage, ce qui n’est pas “juste”. Benjamin souligne que la catharsis n’est pas possible dans ce sens-là, parce qu’il y a quelque chose qui n’est pas résolu. Il faut sauver Oreste parce que ce moment est celui d’un passage culturel d’une portée gigantesque, de la partie primitive, liée à la culture orale, celle de la Terre et des mystères, à celle de l’écriture, à travers un principe vertical et spirituel. Oreste représente le point de passage. Avec Orestea (una commedia organica ?), j’ai voulu “revisiter” L’Orestie du point de vue de Clytemnestre, comme s’il s’agissait de regarder en arrière, du côté du principe vaincu mais qui demeurait cependant le plus important.


A propos d’Ödipus der Tyrann, vous avez évoqué à plusieurs reprises l’écriture “féminine” de Hölderlin et votre distribution n’est composée que de femmes, à l’exception de Tirésias. Qu’est-ce qui vous a conduit à cette conclusion ?


Romeo Castellucci : La question de la puissance et de la grâce. Pour moi, la puissance et la grâce sont des femmes, parce qu’il y a un rapport au corps différent. C’est le troisième spectacle que je fais autour de Hölderlin et ce n’est qu’à la fin d’Ödipus der Tyrann que je me suis rendu compte qu’il s’agissait chaque fois d’une équipe féminine. C’était instinctif, mais, évidemment, il y avait des raisons. La grâce prime dans la manière de porter la parole.


Est-ce la nature “féminine” de la langue qui vous a conduit à inventer ce couvent de femmes ?


Romeo Castellucci : Il y avait cette référence à une communauté enfermée dans La Mort d’Empédocle. Elle est devenue la communauté amish de The Four Seasons Restaurant. Et, à nouveau, dans Ödipus der Tyrann, je me suis rendu compte qu’il y avait une communauté féminine enfermée dans un système. Elle forme comme une enclave, une synecdoque de la communauté humaine.


C’est la première fois que je vous vois pratiquer un théâtre dialogué avec des comédiens qui déclament.


Romeo Castellucci : C’est le maximum de la provocation pour moi. Mais je pense qu’il y a eu un fossé avec les actrices. Elles n’ont pas saisi le scandale du dialogue. Le travail avec le dramaturge de la Schaubühne a permis de filtrer chaque mot, une occasion unique de comprendre Hölderlin dans la fibre. C’était comme un reverse engineering, une manière de démonter un objet pour voir comment il fonctionne. Quel était le choix de Hölderlin par rapport au texte original ? Parce qu’il l’a complètement tordu. Les actrices n’ont pas compris que la langue de Hölderlin ne sert pas à communiquer.


Un mot sur la dernière séquence, admirable, effroyable.


Romeo Castellucci : Je pensais à OEdipe comme une sorte de virus qui entre dans la communauté, dans un contexte culturel très codé qui est celui de la religion catholique. Il s’installe et ne sort plus. Il contamine le système symbolique chrétien, la rencontre est impossible. Une fois que la tragédie entre, elle est capable de détruire l’apparence humaine, c’est-à-dire de “tuer” Dieu.


A travers l’apparence humaine ?


Romeo Castellucci : C’est comme une substitution assez violente. Au lieu de la Bible, au lieu de l’Evangile, on a L’Evangile d’OEdipe. Cela ramène à l’aorgique, qui, selon Hölderlin, serait l’unique forme de salvation, non pas la salvation métaphysique, mais une salvation plus indistincte, constituée par la lumière et l’ombre. C’est pour ça qu’OEdipe est considéré comme mauvais par Hölderlin : parce qu’il veut utiliser la Raison comme lumière, alors que c’est un péché. Le péché d’OEdipe, selon Hölderlin, n’est pas l’inceste, pas du tout, mais sa façon de raisonner, et c’est une autre invention extraordinaire.


D’où vient l’impulsion des Metope del Partenone ?


Romeo Castellucci : Ce sont des centauromachies, des batailles. On peut dire que c’est la bataille de la vie. J’ai imaginé chaque frise comme une scène d’urgence. Des blessés sont sur le sol et des ambulances viennent leur porter secours. Mais elles se révèlent incapables de les sauver. Il y a une référence à une expérience que j’ai vécue et qui m’a marquée profondément : celle de mon ami Alfredo Tassi, mort sur le plateau. J’y pense presque tous les jours. L’ambulance est arrivée et n’a pas été capable de le sauver. Il est mort dans mes bras.


Il y a un échec à chaque fois ?


Romeo Castellucci : Oui. Et en même temps, on projette une devinette sur les murs.


Une énigme, comme celle d’OEdipe ?


Romeo Castellucci : La devinette est une invention grecque. Claudia [Castellucci] écrit les devinettes. Je me suis adressé à elle parce qu’elle est, selon moi, la seule à pouvoir écrire des devinettes.


Le spectacle apparaîtra-t-il comme une performance ?


Romeo Castellucci : La première aura lieu à Art Basel, dans le contexte de la foire. Le blessé est un acteur, un seul à chaque fois. Six blessés sont prévus pour l’instant. Il y a six équipes médicales différentes et chaque équipe médicale est vraie. Ce sont comme six tableaux d’une ville, six tableaux de la douleur. Il y a un côté primaire, concentré sur le voyeurisme, sur le fait qu’on aime voir des accidents. A la fin, il restera sur le sol une immense peinture faite par le faux sang et tous les fluides.


Comme le sol souillé à la Pollock de Sul concetto di volto nel figlio di Dio ?


Romeo Castellucci : Exactement, une action painting. Cet aspect primaire est contrebalancé par les devinettes qui ont quelque chose de mental, de froid. Il y a un double jeu entre ce qui vous noue le ventre, ce côté animal et cette phrase qui est un défi intellectuel. Les relations entre les deux passent à travers un regard grec. Le Parthénon, qui est le fondement de l’esthétique occidentale, représente la beauté. Que veut dire cette référence à la beauté quand elle montre la douleur ? Que signifie la fiction, qui trouve sa référence au cinéma, dans le pire Hollywood, celui de la télé, dans la fascination pour la douleur et le sang, dans les scènes de docteurs?


Les trois pièces que vous présentez sont ancrées dans la Grèce. Abandonnez-vous vos réflexions sur le monothéisme en revenant vers la Grèce ?


Romeo Castellucci : Non, il y a un moment de contact. La tragédie, comme Hölderlin l’a dit, représente un ciel d’idées. Il n’y a personne dans la tragédie grecque, il n’y a pas de dieu, mieux encore, il a disparu. Dieu est par définition celui qui manque, sa présence n’est pas visible, pas représentable. La rencontre avec le monothéisme est impossible, mais il y a une proximité, une façon d’aborder une même attitude selon une géométrie différente.


Y a t-il dans votre travail une réflexion sur ce que serait une identité européenne ?


Romeo Castellucci : La pensée européenne est sans cesse obligée de se replonger dans le monde grec. Dans la philosophie, dans l’esthétique, dans la peinture, dans l’architecture, il reste le point de référence. Même un tableau de Bacon, apparemment le plus éloigné possible de la rigueur esthétique antique reste une référence à la Grèce. C’est une sorte d’étoile polaire. L’Europe ne peut pas oublier son enracinement dans la Grèce, avec la naissance de la raison, de la démocratie, de l’esthétique. On est encore là. Il faut penser qu’on est là. Il faut le penser parce que ce n’est pas le passé mais le futur.


N’y-a-t-il pas actuellement des forces puissantes qui voudraient l’effacer ?


Romeo Castellucci : Oui, parce que la Grèce représente la conscience. Chaque objet esthétique, chaque pensée, chaque discours fait référence à votre place en tant que spectateur. La tragédie grecque était une sorte d’appel profond à chacun, elle était capable de dire le nom de chacun, à travers le langage et pas seulement. C’était un rapport profond à l’individu et le fait d’une communauté. A l’opposé de l’industrie du spectacle qui exige que chacun soit seul parce qu’il n’y a pas de conscience, mais une forme d’anesthésie très douce. Il n’y a aucun scandale. Il faut récupérer l’idée du scandale dans le sens grec. Le scandale, c’est la pierre qui vous fait trébucher, qui vous oblige à interrompre votre marche et considérer votre position pour vous imposer un choix. L’esthétique impose de choisir.


Pour conclure, quelques mots sur le Festival d’Automne et, plus généralement, sur la place et le rôle de Paris dans votre travail?


Romeo Castellucci : C’est un rôle immense. La France est mon pays. A la différence de l’Italie, elle a accepté mon travail depuis toujours. Si j’ai un peu de considération en Italie, c’est dû à la France. A Paris – et à Berlin – la culture a une présence sans équivalent dans le monde. Au Festival d’Automne, je peux ressentir un dessein précis dans le temps. Il y a un principe esthétique et une certaine forme d’urgence. J’y trouve des correspondances. Je m’y reconnais.

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